lundi 17 janvier 2022

Hommage à la grande avocate du peuple Cecile Draps

photo J=M Dermagne
Le 8 décembre 2021, l’avocat à la cour de Cassation et militante communiste Cécile Draps nous a quitté (c’est Cécile qui a utilisé le titre avocat et non avocate). Paul Emmanuel Babin, doctorant historien français de l'université de Lille, veut éditer un hommage à Cécile. Ma contribution sera son rôle, d’abord dans un procès au tribunal de travail contre le licenciement de plusieurs grévistes dont moi à Citroën Forest, en 1971, et ensuite dans un procès en correctionnelle contre une milice patronale mise sur pied par la même usine.

M. Babin a fait sa thèse sur le soutien belge au FLN pendant la guerre d'Algérie. C'est comme ça qu'il a rencontré à de multiples reprises Cécile Draps. En mars 2020 il a fait une conférence à l'ULB avec Cécile et un ancien dirigeant FLN Haroun, à l'occasion du 60e anniversaire de l'assassinat d’Akli Aissiou. Il a répercute vers la presse algérienne (El watan) et vers l'ambassade.

Voici donc en guise d’hommage le récit de ces évènements.

La grève de 1969 à CITROEN et le Secours Rouge

En 1969, les luttes ouvrières explosent en Belgique. Ces grèves connaissent une répression patronale particulièrement féroce et massive : 48 travailleurs sont licenciés à Michelin, 22 à Clabecq, 25 à Caterpillar, 66 à Citroën. C’est l’époque où Cécile prend l’initiative du Secours Rouge.

Le 12 novembre 1969, fraîchement diplômé d’un Master en Psychologie à la KUL, j’avais commencé à travailler à la chaîne de montage de Citroën Forest, au taux horaire de 54,74 francs, comme quelques centaines d’intellectuels sortis de Mai 68. Une semaine plus tard, le 19 novembre, la gendarmerie en tenue de combat investit l'usine et arrête 67 grévistes. 24 sont licenciés sur le champ.

A Citroën, un millier de travailleurs assemblaient des 2CV, des DS et des camionnettes. 80% étaient des immigrés, des Italiens, des Grecs, des Espagnols, en tout 17 nationalités. La maîtrise était essentiellement belge, de même d’ailleurs que la délégation syndicale. Tous les délégués sont hors du travail à la chaîne ou à des postes de maîtrise. La participation des non-belges aux élections sociales n’a été autorisée qu’en 1974.

En 1969, la production avait doublée, de 80 à 160 voitures /jour ! En septembre, on voulait encore augmenter la cadence à 210 voitures. Pour ce faire, la direction veut éliminer les  meneurs. Le premier visé est un ouvrier italien, Dominique. Lorsqu’il refuse une mutation à la chaîne, il est licencié sur le champ, et quand à la suite il se représente à son poste de travail, la direction appelle la police de Forest! Les travailleurs réagissent par la grève immédiate. Le bourgmestre libéral de Forest, le brasseur Wielemans, intervient en personne et menace de l’expulser à la frontière. Et c’est alors que la gendarmerie investit l’usine, menaçant les travailleurs avec leur fusil ! Certains chefs désignent aux gendarmes 67 travailleurs et travailleuses dont 24 sont licenciés sur le champ.

Le 27 novembre 1969, les syndicats organisent à Forest une  manifestation de protestation. Cela fera des vagues jusqu’au Parlement. Le 2 décembre 1969, suite à une interpellation du député Communiste Gaston Moulin, un ordre du jour est voté par 127 voix contre les 29 députés du PLP.

manifestation de solidarité, avec R. Fuss et E. Kreslo
Sous la menace d’une nouvelle grève, soutenue cette fois par les centrales syndicales, les 24 licenciés seront réintégrés, bien que déplacés de poste. Le « meneur » espagnol Blanco est muté au garage de la place de l’Yser, aujourd’hui transformé en musée.

La grève de 1970

Suite à cette grève l’usine arrête d'embaucher des grecs et des espagnols, et prend des marocains. Le groupe Union Usines Université commence à publier un journal d’entreprise « La Cadena » en plusieurs langues. Le 4 novembre 1970 – je cite ici l’exploit de Cécile Draps devant le tribunal de travail – « les ouvriers apprirent que, sans les avoir consultés, patron et syndicats avaient signé une convention qui prévoyait une simple amélioration de la prime de fin d’année et une restructuration de la classification des salaires, qui fut jugée de nature à provoquer la division des ouvriers.

Le 6 novembre, à midi, l’ensemble des ouvriers se mirent en grève pour protester contre cet accord auquel ils n’avaient pas été parties. La grève se poursuivit le lundi 9 novembre. La direction déclare qu’elle licenciera sans préavis ni indemnité ‘les ouvriers provoquant volontairement l’interruption du travail’. L’après midi elle licencie une trentaine de travailleurs, afin d’intimider leurs compagnons pour qu’ils mettent fin à la grève.

Le mardi 10 novembre, les ouvriers frappés par cette mesure se présentant à l’entreprise, les autres travailleurs décidèrent de poursuivre la grève par solidarité avec les licenciés. Le 12 novembre 37 autres travailleurs furent licenciés sur-le-champ. La direction bloque l'entrée de l'usine avec des containers, et fait appel à la police. Elle licencie quelque dizaines de personnes en plus ».

Cécile, qui avait pris l’initiative du Secours Rouge (1970—1973), avec Maurice Beerblock, Robert Fuss, Jacques Boutemy et d’autres, conteste le motif grave devant le tribunal de travail. Elle réclame une indemnité de préavis ainsi qu’une indemnité pour rupture abusive du contrat de travail selon l’article 24 ter de la nouvelle loi sur le contrat de travail. Même si elle était avocate à la cour d’appel, elle était à la pointe aussi au tribunal de travail si nécessaire ! Et elle part d’une défense du droit de grève, le droit des ouvriers à occuper leur usine et à refuser les menaces de la direction une fois la grève entamée ! Elle s’inspire ainsi de la méthode de Jacques Vergès, – des procès de «rupture » qui visent notamment à dénoncer la légitimité de l’accusation: « Grâce à l’expérience que j’ai eue pendant la guerre d’Algérie où vraiment il y a quelques avocats dont Jacques Verges qui ont théorisé l’idée de la procédure de rupture, ça donne une tout autre force à la manière dont on présente les choses. Ce n’est pas :« ah excusez-moi, oh je faisais un piquet de grève, oh j’ai occupé l’usine ». Donc on arrivait à la barre avec par exemple la défense du droit de faire des piquets, du droit d’occuper l’usine ».

Une petite anecdote : le tribunal de travail prend du retard parce que les représentants de la FGTB refusent de mettre une toge noire pour siéger. Le procès passe finalement en juin 1971.

La milice patronale et l’affaire des ‘gorilles’

Lors de la grève de 1970 l’usine avait mis sur pied une milice patronale, avec le personnel de maitrise et son club de karate. En 1971 on monte d’un cran. Je cite le rapport d’enquête de Février 1971 sur la grève aux usines Citroën (Forest) du 6 au 12 novembre 1970 de la Ligue Belge pour la défense des Droits de l’Homme : « des individus étrangers au personnel habituel de l’usine ont pris une part active dans la répression de la grève. Ils se manifestent dès le lundi 9 novembre. Ce jour-là, à 6h30, quatre militants UUU occupés à distribuer des tracts, sont violemment attaqués (filles et garçons) par 4 hommes ‘en complet, veston et cravate’. Leur voiture est également prise à partie par les ‘gorilles’ qui emportent les tracts et les calicots qui s’y trouvent.

Le lendemain matin, les gorilles sont dans l’entrée de l’usine, en bleu de travail. Ils aident les contremaîtres à filtrer les ouvriers qui rentrent. On les retrouve le jeudi matin au même endroit. Le vendredi, ils poursuivent sur les trottoirs plusieurs étudiants UUU. Selon les syndicats, il s’agit de gorilles que le patron a fait venir de France pour casser la grève. Selon la direction, Citroën étant une maison française, il n’est pas rare de voir circuler dans l’entreprise ‘du personnel technique et administratif’ détaché de la maison-mère de Paris.  Selon UUU, il s’agit de gens spécialisés pour briser les grèves et envoyés à Bruxelles par le Syndicat Indépendant de la Société Citroën (SISC).Enfin, on note leur passage fréquent en voiture – une DS 19 immatriculée en France 33 UV 75, devant le local UUU, et, le samedi, ils surveillent les abords du meeting ». Il s’agit ici du meeting du 14 novembre, à la salle Régina, Chaussée de Waterloo. A la sortie du meeting, un cortège se forme constitué de quelques centaines d’étudiants et une cinquantaine d’ouvriers licenciés. Lors du procès qui suivra nous apprendrons que cette plaque existe. Elle est d’une voiture qui appartient à la Sécurité Intérieure, mais cette voiture n’aurait jamais quitté la France….

La police de Forest empêche toute concentration devant la porte. Lorsque les licenciés se regroupent à la gare ils sont dispersés par la police qui arrête une dizaine de licenciés.

Les militants d’UUU distribuent ‘La Cadena’ dans les trains et les trams, car la police patrouillait  autour de l'entrée.

Un soir, ils arrêtent 8 militants dont moi qu’ils emmènent au commissariat de Forest. Ils nous relâchent un à un. Je suis le dernier à sortir. Comme je m’attendais à un guet-apens, je rentre dans le café de l’Abbaye, juste à côté du commissariat, à l’angle de la Chaussée de Bruxelles et de la rue Saint Denis. Les nervis de Citroën me suivent et commencent à me menacer. Ils m'empêchent de sortir. Mais les premiers militants libérés avaient aussi battu le rappel des amis qui rentrent dans le café pour me sortir de là. A peine arrivés dans la rue, la milice nous agresse, à 50 mètres du commissariat.

Si la milice avait pu m’embarquer seul pour me passer à tabac la police aurait fermé les yeux, mais une bagarre en pleine rue  avec beaucoup de témoins, cela faisait trop désordre. La police a bien été obligée d’intervenir et a embarqué tout le monde. Le médecin du Secours Rouge Jacques Boutemy est appelé et décide d'emmener Robert Fuss qui était sérieusement blessé au visage par un coup de poing américain. Dans la déclaration du 29/1/1971 reprise dans les conclusions de Cécile devant le tribunal correctionnel : « Robert Fuss présente au niveau de la région orbitaire gauche plusieurs plaies profondes aux trajets parallèles. Ces plaies doivent recevoir sept points de suture. Il existe également des contusions diverses au niveau des deux avant-bras. Nicolas Teoran présente une grosse contusion à la face antérieure de la jambe droite ainsi qu’un hématome de la région occipitale. Il existe une plaie profonde du cuir chevelu au centre de cet hématome, toutefois, cette plaie étant  peu hémorragique, il n’a pas été nécessaire d’y poser des points de suture. Hedebouw a  un gros hématome à la tempe droite ainsi que de nombreuses contusions réparties sur les 4 membres ».

En effet, lors d’une fouille au commissariat, la police avait bien trouvé un coup de poing américain dans les poches du chef d’atelier qui menait la milice.

Une campagne de solidarité est lancée par le secours Rouge. Cécile Draps dépose plainte, et nous nous portons partie civile, contre la constitution de milices privées. Mais le parquet refuse de poursuivre les nervis. Cécile Draps lance alors une « citation directe ». Nous nous sommes retrouvés au tribunal correctionnel en chambre Flamande. Les nervis étant tous néerlandophones, leurs avocats leur avaient conseillé  de demander la procédure francophone. Cecile Draps et Jacques Hamaide, secondés par mon ami Dirk Ramboer, bilingue parfait, demandent la procédure en néerlandais. Les nervis, avec un accent flamand à couper au couteau demandent tous la procédure francophone. Le parquet ‘contourne’ la difficulté de la citation directe en accusant les plaignants, moi et Nicolas Teoran.

« Attendu que s’affrontent, au départ, deux groupes, à savoir, le premier, composé de ‘militants’ réunis aux abords d’une usine, non seulement dans la but de soutenir des revendications ouvrières, mais aussi de promouvoir ses propres options politiques et sociales ;

Le deuxième, composé de personnel de maitrise, ayant gagné ses galons dans l’entreprise et résolu à décourager non seulement l’agitation entretenu, mais encore la distribution d’un pamphlet où l’un d’eux est malmené. Si les deux inculpés Hedebouw et Teoran accusent les autres de faire partie d’une organisation de défense de l’entreprise, ils appartiennent eux-mêmes – de leur propre aveu- à un mouvement d’action politique dont ils reçoivent leurs consignes. Les faits sont établis à charge de tous les inculpés, sauf à charge de Teoran »

Je suis condamné à une amende de 26 francs, comme la milice patronale ! Celle-ci écope néanmoins d’une amende de 100 francs supplémentaire. Nicolas et moi recevons en tant que partie civile resp. 1000 et 2000 francs. Robert Fuss, partie civile aussi, est mort huit mois avant le procès, la nuit du 16 au 17 février 1973, au retour d'une réunion, au volant de sa voiture (une 2CV), dans une collision frontale avec une moto.

L’usine dans la rue Saint Denis à Forest n’existe plus, comme d’ailleurs tout le zoning tout autour, à part l’usine Audi.

Lorsque nous avons déménagé à Herstal en 1976 nous avons croisé encore souvent Cécile dans les rues de Liège. Mais les véritables retrouvailles ont été les commémorations de la grève des femmes de la Fabrique Nationale en 2016, où Cécile avait joué un rôle clé à côté de la petite Germaine qui avait lancé la grève. Mais je laisse ce récit à mon ami Maxime Tondeur qui a d’ailleurs géré le transfert des archives de Cécile vers l’Institut d'Histoire Ouvrière Economique et Sociale (IHOES). Pour cet hommage je me suis basé sur ces archives, ainsi que sur le texte de Maxime Tondeur « ÉLÉMENTS D’UNE HISTOIRE VÉCUE : LES ANNÉES UUU (UNIVERSITÉS – USINES – UNION) 1968-1971 ». C’est Maxime aussi qui m’a permis de consulter les archives de Robert Fuss (fonds Robert Fuss- Hélène Vandensteen à l’IHOES aussi). Nicolas Teoran aussi m’a transmis son récit étonnant de précision, cinquante ans plus tard. Et il y a le blog de Maxime qui est revenu à l’usine de Citroën 50 ans plus tard, rue Saint Denis à Forest https://rouges-flammes.blogspot.com/2019/11/19-novembre-1969-il-y-50-ans-citroen.html


https://orbi.uliege.be/bitstream/2268/266207/1/Notice%20DRAPS%20C%C3%A9cile%20DBMO%20en%20ligne.pdf

L’IHOES a d’ailleurs édité http://www.ihoes.be/PDF/Etude2020_1_v4.pdf

Elie Teicher publie le 17 décembre 2021 dans Le Maitron : Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier/mouvement social un bel hommage « PARCOURS D’UNE FEMME DE CONVICTION, CÉCILE DRAPS (1932-2021) » https://orbi.uliege.be/bitstream/2268/266207/1/Notice%20DRAPS%20C%c3%a9cile%20DBMO%20en%20ligne.pdf

Cécile restera dans ma mémoire comme une intelligence émorfilée au service d’un coeur battant, comme l’a dit mon ami Jean-Marie Dermagne!  C’était pour moi un honneur d’avoir marché à ses côtés dans cette longue marche du peuple de gauche !

 

2 commentaires:

Unknown a dit…

Merci Hubert pour cette mémoire vive des luttes; et de l'histoire des établis qui ont fait l'histoire

christiane Labarre a dit…

bien que syndicaliste CMB, je ne connaissez pas cette Camarade....Merci