jeudi 16 janvier 2014

Les chevaliers Teutons et la principauté de Liège

Les Coteaux - photo L. Smesmans

Sur les flancs de la vallée, le long d’une des plus belles promenades de Liège, « le sentier des coteaux », se trouve une petite tour, les Vieux Joncs. Vieux Joncs = Alden Biesen. Un vestige discret d’une des multiples propriétés de L’Ordre Teutonique à Liège. Vieux Joncs = Alden Biesen : c’est le nom de leur archicommanderie à Bilzen. Eisenstein a filmé, dans son Alexander Nevski, la défaite des Chevaliers Teutons sur le lac Peipus gelé.
L’Ordre des Chevaliers teutoniques a été crée, comme celui du Temple, pendant les Croisades
vers 1190. Les Templiers recrutaient en France, les moines teutoniques dans l’Empire Germanique. Le 13 octobre 1307, tous les Templiers de France, soit plusieurs milliers au total, sont arrêtés sur ordre du roi Philippe IV le Bel. Mais l’ordre des chevaliers teutoniques a fourni pendant des siècles encore les cadres à l’Empire Germanique, donc à la principauté de Liège. Cet ordre fût dissous par Napoléon.
Les chevaliers teutoniques avaient une commanderie importante à Alden Biesen au Limbourg. Mais ils avaient aussi des multiples propriétés à Liège et à Herstal.

La tour des Vieux Joncs est un vestige d’une commanderie, rue du Palais, avec de magnifiques jardins en terrasse

La commanderie des chevaliers  teutoniques à Liège a logé le tribunal de première instance, au n° 66 rue du Palais. Fin mars 2023 on annonce sa restauration. Abandonnée depuis 2013, la Régie des bâtiments l’avait mise en vente en 2019.

Pour les Teutoniques le jardin d’agrément est premier, avec de niches décoratives soigneusement ouvragées dans le mur de soutènement de la terrasse supérieure. La tour est en fait un pressoir: le niveau inférieur sert de cave flanqué d’une citerne ; le niveau supérieur est un petit pavillon de plaisance (vide-bouteilles). Entre 1634 et 1657, les Teutoniques rénovent complètement leur bâtiment. On y a trouvé un tunnel probablement lié à l’exploitation houllière au XVe. Le bâtiment est échangé après avec les frères mineurs.
Mais ce n’est pas tout. L’église de Saint André, place du marché, avec sa coupole, était une de leurs églises paroissiales. La paroisse de Saint-André était une des plus grandes de la ville et comptait au 17° siècle 2.250 croyants dans 22 rues. Le curé était en même temps officiellement aumônier de ces soldats en habit. L’archiprêtre desTeutoniques était une des plus hautes personnalités dans la Principauté. Beaucoup plus petite était la paroisse de St. Gangulphe, avec à peine 100 âmes et un diacre.
A côté de cette « chaumière » rue du Palais et de la paroisse de saint André ces gens là géraient encore un béguinage en Hors-Chateau, un hospice et quelques chapelles. Ils ont été propriétaire aussi un certain moment de l’actuel palais épiscopal.
En 1250, avant d'appartenir à l'ordre teutonique, l'église paroissiale de Saint-André reçut une donation de près de sept hectares d'un seul tenant à Vottem, et Hareng-Milmort de la chevaleresse Beatrix de Vottem. C’est le domaine du Bouxthay En 1897 le chanoine Léon
Chapelle du Bouxthay
Dubois publie une étude sur la château de Bouxthay. Il y retrouve dans la  chapelle un banc de communion avec la croix de l’Ordre Teutonique et les armes du Révérend Jacques Frissen, archiprêtre capitulaire et curé des églises de Saint André et de Saint Gangulphe.
Le service touristique organise des promenades « Sur les traces des Chevaliers Teutoniques ».
Cette Commanderie de Saint-André de l'Ordre Teutonique dépendait de la Grande Commanderie d’Alden Biesen (Limbourg) et rapportait annuellement 1.000 florins à l’Ordre. Ces moines-chevaliers ont atterri à Liège en 1254, trente ans à peine après la fondation d’Alden Biesen, et cinquante ans après une Bulle du Pape Innocentius III (1202) qui est à la base des FRATRES MILICIAE CHRISTI, ces moines-chevaliers.
Quelques km plus loin cet ordre monastique possédait la COMMANDERIE de Fourons Saint Pierre.  Daniel de Fourons, chevalier et seigneur de cette place, offre ce château à la commanderie d’Alden Biesen lors de son adhésion à l’Ordre Teutonique. Le seigneur de Sint Pietersvoeren était statutairement commandeur d’Alden Biesen. Cette seigneurie était une féodalité directe de l’Empire germanique. Le château que nous admirons aujourd’hui est l’oeuvre du commandeur Guillaume Quadt op de Beek et son successeur baron Ferdinand de Rolshausen, au début du 17° siècle. Ce qui montre la dynamique de l’ordre, à l’aube de la révolution française (et Liégeoise) qui en sonnera le glas!
A la même époque l’archi commanderie d’Alden Biesen aussi était en grande forme. En témoigne la splendeur de la chapelle du château qui date de 1638.

Les moines Teutoniques ont marqué l’histoire de la principauté

Voici des extraits de la lettre de Hugues, évêque de Liège, constatant la donation faite en 1220 à l’Ordre teutonique du lieu dit de Vieux-Joncs, avec toutes les terres circonvoisines, par Mathilde, abbesse de Bilsen, et son chapitre, conjointement avec le comte de Looz.
« 1220. Hugues, par la miséricorde divine évêque de Liège. À tous fidèles Chrétiens, tant présens qu’à venir. Scavoir faisons que Mechtilde, abbesse de Belize, avec son chapitre, et conjointement Arnould, comte de Looz, ont donné la chappelle dite aux Joncs, avec ses appendices et appartenances à perpétuité à l’hôpital de la maison des Chevaliers teutoniques, es quartiers d’Outre-Mer, et ce en subside d’iceux qui mènent la guerre pour l’honneur de Dieu, et ont soin pour les infirmes et malades; étant requis, comme de raison, d’y donner notre consentement, avons volontiers et de bon cœur, afin que cette donation soit ferme et stable, et à toujours perdurable, à cecy condescendu, et signé cet écrit tiré de l’original de la donation prédite, et scellé de notre sceau ; tenant pour bonne et valide la donation que ladite abbesse et comte en ont faite.
Témoins les souscrits : sire Sigisfride, archevesque de Mayence, sire Engelbert, archevesque de Cologne, sire Théodore, archevesque de Trêves, sire Conrard, évesque de Metz et chancelier de la Cour impériale, sire Ekkelberg, évesque de Lemberg, Henri, duc de Brabant, Louis, comte palatin du Rhin, duc de Bavière, Louis, landt- grave de Thuringe, Gérard, comte d’Ara, Henri, comte de Seine (Notice historique surl’ancienne grande Commanderie des Chevaliers de l’ordre teutonique, diteVieux-Joncs, M J Wolters, 1849)
Une des premières rencontres entre Liège et cet Ordre date des premières années de cette institution. Plusieurs papes se sont disputés violemment avec l’empereur allemand Frédérique II. Ces disputes divisent l’Ordre Allemand : il y a des clans pour le pape et pour l’empereur. Innocentius IV (le même qui a écrit la Bulle fondatrice des Teutons) envoie en 1247 en pleine crise de l’Ordre l’évêque Jacques, archidiacre de Liège (qui deviendra le pape Urbanus IV) comme légat pour résoudre cette question épineuse. Rappelons que ces moines-chevaliers sont officiellement établis à Liège en 1254.
Johann von Wallenrode (1370-1419) est archevêque de Riga, dans la période houleuse du Schisme et du Concile de Constance. Au Concile de Constance (1414-1418) notre Johann a été désigné comme geôlier de Jan Hus, ainsi que du pape déchu Jean XXIII (Pourquoi un gaillard du vingtième siècle a repris le nom d’un pape déchu?). Notre Johann a participé au choix du pape Martin V en 1417, qui l’a promptement, en accord avec l’empereur qui l’avait mis sur le trône de Pierre, nommé évêque de Liège. Ce von Wallenrode a joué dans la cour des grands : il est d’un niveau mondial!
Deux siècles plus tard nous découvrons Louis Antoine de Palatinat de Neubourg (1660-1694) prince évêque et Grand Maître de l’Ordre Teutonique. Notre grand maître maniait apparemment aussi bien le glaive que la crosse: en septembre 1683, il libère comme major général dans l’armée du Duc de Lorraine Vienne des Turcs, et trois ans plus tard Buda (pas Haren Buda naturellement, mais l’autre moitié de Budapest). Il y a une belle histoire attachée à cela: une balle Turque a été arrêté par son croix de Grand Maître et l’a sauvé la vie. Comme nous disions: Gott mit Uns !
Le prince évêque Ludwig-Anton von Pfalz-Neubourg, ou, en Français, Louis Antoine de Palatinat de Neubourg (1660-1694), était grand maître de l’ordre Teutonique de 1684 à 1694. Ce sieur était aussi prince évêque de Worms, et, excusez du peu, aussi Duc de Bavière et comte de Neubourg. C’est ce Louis Antoine qui a fait construire le fort de Pierreuse, qui évolue plus tard en citadelle. Les liégeois ont vu cette forteresse, à juste titre, comme une menace et non pas comme une protection.
Malgré cette présence imposante,  le seul vestige qui attire l’attention du  touriste innocent est cette petite Tour des Vieux Joncs. Une explication partielle pour cela est que le domaine de l’Ordre Teutonique à Liège a été exproprié et vendu avec la révolution française. Le curateur a été Leonard Defrance; le même qui s’est occupé de la démolition de la cathédrale de Saint Lambert.
Defrance a vendu cette cathédrale et une partie des propriétés des Teutoniques en pièces détachées. Le plomb des toits a fourni les balles qui ont donné la victoire à Napoléon à Austerlitz. Et le bâtiment même a été exploité comme une carrière. Ce Leonard Defrance – pour le reste un peintre intéressant – s’était installé dans un bâtiment de l’Ordre Teutonique en Pierreuse.
Mais même si les Teutons ont été expropriés, des grandes parties de leur domaine existent encore physiquement. Si on ne les met pas plus en valeur touristiquement, il y a à cela deux raisons.

Pourquoi cacher cette présence teutonique à Liège ?

Premièrement, des professeurs comme Pirenne et Kurth qui ont écrit (réécrit) l’histoire de la Belgique en 1830, ont camouflé tout ce qui ne les arrangeait pas. Les Teutons faisaient partie de ces pages « omises ».
Premièrement, cet Ordre Allemand n’est pas une des plus belles pages de l’histoire. Et, secundo, ça dérangeait un peu nos historiens que la principauté de Liège a toujours fait partie de l’Empire Germanique, dont ces chevaliers étaient l’émanation.
Cet Ordre Teutonique a écrit les pages les plus noires de notre histoire.  Les Miles Christi – soldats du Christ- étaient un pan essentiel du projet de resourcement de la vie monacale de 
Saint Bernard de Clervaux. Les plus connus de ces ordres monastiques sont les Templiers et les Hospitaliers. Mais à côté de ces deux-là il y avait tout un paquet de ces ordres de moines militaires, dont celle des chevaliers Teutoniques, en allemand Deutscher Ritterorden ou Deutschritter-Orden. Ou encore Haus der Ritter des Hospitals Sankt Marien der Deutschen zu Jerusalem. Ce qui est d’ailleurs encore le nom aujourd’hui de l’Ordre. Un Opus Dei avant la lettre.
Ces moines faisaient exactement les mêmes voeux qu’un moine contemplatif. Officiellement ils pouvaient manger un peu plus copieusement lorsqu’ils étaient en campagne militaire. Mais les Cisterciens contemplatifs aussi avaient leurs 200 jours «d’exception» par an où le carême n’était pas obligatoire.

L’ennemi extérieur et intérieur

Officiellement ces ordres ont été fondés pour protéger l’accès aux lieux saints, en Palestine.
L’ennemi extérieur était l’Arabe. Mais seulement une toute petite partie des croisades ont été menées pour Jérusalem. Cet «ennemi extérieur» a été un bon prétexte pour une expansion territoriale. Vasco Da Gama a fait son Oradour sur le côté Est de l’Afrique. En 1502 il y a tué tous les occupants d’un navire qui était de retour de la Mecque. Les ordres chevaliers espagnols ont été à la base de la Reconquista. Et nos chevaliers Teutons ont surtout été actifs au nord, contre les Prusses, les Lituaniens, les Russes (Eisenstein a filmé, dans son Alexander Nevski, la défaite des Chevaliers Teutons dans une bataille sur le lac Peipus gelé). Nos moines ont été à la base d’un des premiers génocides contre les Prusses. Ce que nous avons connu sous ce nom sont des gens qui ont usurpé le nom de cette tribu exterminée.
Le concept d’ennemi extérieur a été très élastique. C’est ainsi que la grande Armada espagnole a eu le statut de croisade, contre les hérétiques anglicans. Constantinople l’orthodoxe a été pillé par nos croisés. Ici on ne pouvait même pas invoquer l’hérésie.
Et exactement comme aujourd’hui les croisades étaient dirigées aussi contre l’ennemi intérieur. Nos chouchous de Teutons ont soumis, près de Brème, les Stedingers. Ces paysans défricheurs avaient asséché des polders et refusaient – à juste titre – de payer la dîme à l’évêque de Brème. Celui-ci a demandé de l’aide aux moines Teutons, qui les ont promptement exterminés.
Tout le monde connaît un peu les croisades contre les cathares du Languedoc. L’Ordre Teutonique aussi a gagné ses gallons dans les croisades contre les Hussites, avec l’aide d’ailleurs –si on peut croire Jean de Stavelot – de soldats de notre Principauté. Les Hussites ont résisté pendant des dizaines d’années aux forces établies. Tabor a d’ailleurs été une des premières expériences communistes de l’histoire moderne. Un de leurs dirigeants, Ziska, a appris le métier comme mercenaire, du côté des russes, contre les chevaliers Teutons. Il y avait fait l’expérience personnelle que les Teutons n’étaient pas invincibles. Ce qui l’a bien servi dans la défense de se république communiste contre ces moines en harnais…
Et évidemment, chaque croisade a laissé une trace de sang dans tous les quartiers juifs traversés par ces combattants de Dieu …
Voilà donc le palmarès de ces moines chevaliers Teutons. On comprend qu’un Pirenne a laissé ce sujet dans le flou, même s’il était censé écrire l’histoire objectivement.

P.S. sur Léonard Defrance, voir mes blogs

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