Un triptyque
Il renoue ainsi avec la tradition des retables religieux. Les volets des triptyques dans les églises ne s’ouvraient une fois par an, le jour de la fête du Saint en question. Luyten donne un autre contenu à son triptyque qui est chronologique. La pauvreté et la faim qui poussent à l’action sont représentés à gauche, avec une veuve qui avec son bébé dans les bras passé les mains vides devant les vitrines des magasins, mendiant un souper. La grève devient ainsi inévitable, ce qui est encore accentué par la pancarte ‘Du pain du pain’. Un mineur est à moitié sur la table, moitié sur une chaise. Les bras se lèvent, on crie, on serre les poings. Au centre quelqu’un tient le drapeau rouge, à l’avant plan un blessé avec un la tête pansée.
La grève se termine
dans un bain de sang lorsque l’armée belge tire sur la foule. Le soldat n’est
pas impressionné par le bain de sang, il allume calmement sa pipe.
L’effet triptyque est
accentué en peignant le centre d’une manière beaucoup plus fin que les panneaux
latéraux. Une référence aux triptyques qui avaient souvent leurs panneaux
latéraux en grisaille?
L’image est complètement rempli, les mains touchent les bords du tableau, des ouvriers pénètrent dans cet espace de gauche et de droite. Un dialogue avec Michelangelo Merisi da Caravaggio qui laissait en 1600 déjà ses personnages sortir du tableau? Chez Luyten aussi on est presque entrainé dans l’image; on se fond dans la foule dense en salopette bleu-noire. Mais l’ennemi, la bourgeoisie, reste invisible.
La forme ‘triptyque’ soutient cette chronologie. Le message sous-jacent était si Clair que l’on hésitait à reprendre l’œuvre d’art dans les expositions. Luyten a réussi à contourner ces blocages en changeant les volets latéraux. Il a changé le titre en Le Grisou et a mis le volet avec le soldat à gauche. On peut avoir ainsi l’impression que la mort des ouvriers a eu une cause naturelle. La misère devient alors la conséquence de la grève, et pas la cause.
Lors de l’exposition
de Berlin en 1893 le titre devient ‘Kampf
ums Dasein’, ou la survie du plus fort. On associe souvent le Survival of
the fittest à 'Darwin voire à la loi du plus fort, 'compétition, 'agression' et
'égoïsme'. D’abord Darwin a parlé de sélection naturelle. Et les autres termes
sont carrément un détournement idéologique
de ses idées. Notre survie est plus base sur la collaboration que sur la
concurrence. C’est ce qu’expliquent Van Duppen en Hoebeke dans leur livre “L'homme, un loup pour l'homme ?” Ce livre est
base sur des recherches assez récentes et Luyten avait d’autres cadres de
références lorsqu’il a choisi comme titre Kampf
ums Dasein. En supposant que c’est lui qui l’a choisi et pas
l’organisateur…
Pour se faire une idée du choc idéologique du tableau il est intéressant de lire la critique du Neue Zeit, la revue théorétique des la social-démocratie allemande, in 1893. Le journaliste trouve le tableau "si laid que même le meilleur contenu ne saurait le sauver: Henry Luyten veut représenter une révolte ouvrière en plantant un drapeau rouge avec à côté la revendication: ‘du pain; du pain! Tout autour une foule d’ouvriers excités crient et gueulent sans écouter quoi que ce soit. Par terre gisent des blessés avec des pansements sales. L’œuvre prouve l’impuissance complète du peintre pour monter des traits individuels. Tout est schématique et caricatural. On a l’impression qu’il veut plaire à la bourgeoisie en créant un dégoût des ouvriers, socialistes et révolutionnaires. C’est pourquoi le jury l’a retenu: ça devait compromettre la classe ouvrière et inspirer la crainte”.
Dans la même logique
on expose à partir de 1916 l’œuvre sans
les deux volets latéraux. Ensuite on ne l’expose plus. Ce qui pousse l’artiste
à donner 25 œuvres à sa ville natale Roermond, en 1932. Mais la Ville d’Anvers,
propriétaire de « La grève » (selon le principe : donner, c’est
donner ; et reprendre c’est voler), refuse de rendre le tableau. Roermond
ne peut que l’emprunter, en 1932.
L’artiste exigera de
sa ville natale un espace spécial permettant d’exposer les trois parties
ensemble.
Une biographie par Jozef de
Beenhouwer
Jozef de Beenhouwer,
initiateur de la Fondation Henry Luyten, à Brasschaat, écrit dans sa biographie
de Luyten que De Werkstaking est une de
ses œuvres majeures: “dans l’histoire de
l’art nous sommes dans le social-réalisme et dans cette catégorie c’est un
sommet.”
La reconnaissance est venue
très vite. A Gand l’œuvre reçoit en 1892 un Médaille d’Or. Deux ans plus tard,
à une exposition universelle à Anvers, De Werkstaking est primée. La toile est
exposée à Dresde, Londres et Paris. En 1897 le triptyque est aux Etats-Unis
mais n’est finalement exposé qu’à Saint Louis. La vraie percée est une grande
expo fin 1903 à Vienne.
Selon De Beenhouwer l’œuvre
restait malgré cette reconnaissance une dénonciation de la bourgeoisie et ce
message aurait nui à sa carrière. Selon moi c’est un peu exagéré. La rupture
viendra plus tard, pour un autre motif. Après
ses études à l’Académie Royale des Beaux-arts à Anvers Luyten retourne en 1884 un
moment à sa ville natale Roermond. De 1886 à 1887 il est au Borinage. Je n’ai
pas réussi à bien cerner ses motifs. En 1896 il déménage à Brasschaat, et se
fait naturaliser Belge. Vers 1900 il est
assez connu pour ouvrir son propre Institut des Beaux Arts. Une de ses élèves, Freifrau
Margaretha von Helldorff, ouvre pas mal de portes en Saxe où il devient un
portraitiste apprécié de la noblesse saxonne. Ce qui ne l’a pas empêché de
peindre des œuvres d’une sensibilité
sociale. C’est ainsi qu’il a commencé en 1914 un diptyque ‘La Fuite d’Anvers’
sur les refugiés qui fuient Anvers au début de la guerre. Il n’a jamais achevé
sa toile. Il est encore dans les grandes dimensions 197 x 317 cm. Il a continué
à peindre des pêcheurs, des paysans et des journaliers. Mais il y avait probablement un marché pour ça
auprès de la classe moyenne. Toujours est-il qu’il n’avait pas de problèmes
matériels
L’activisme de Luyten
l'académie de Luyten |
Lors d’une grande
exposition rétrospective à Anvers en 1923 le triptyque était dénigré par Jean
Laenens du journal d’Anvers: “La peinture
sociale –d’ailleurs un genre complètement démodé et insupportable – n’a jamais
produit une oeuvre plus détestable et écœurante. A une époque où tout le monde
avait difficile de payer son pain Henry Luyten a rempli des mètres carrés de
toile avec des sujets banaux. On voit sur De Werkstaking, peint en couleurs
boueuses –de la boue mélangé au bleu Reckit – un tas de misérables pâles-morts
(les voyous pâles classiques). »
La Toile d’Or des Flandres - Gulden
Doek van Vlaanderen
C’est la répression qui a probablement été à la base d’une toile commencée en 1931: het Gulden Doek van Vlaanderen. Il a travaillé jusqu’en 1941 aux cent personnalités qui dans ses yeux ont joué un rôle-clef dans l’histoire des Flandres, dans une composition qui fait penser à une descente de la croix de Rubens. C’était un diptyque, mais les deux volets ont été assemblés plus tard. Les joints ont été surpeints. Luyten n’a pas signé l’œuvre, mais il a mis sa tête parmi les autres. En 1944 il a enroulé sa toile, probablement en craignant qu’elle ait pu être détruite. Elle est restée des années sur un grenier à Oostende. Après le décès de l’artiste on l’a déposé à la Tour de l’Yser. Là aussi elle est restée enroulé vingt ans avant de recevoir, en 1969, une place dans la tour. C’est à peu près la seule œuvre un peu mise en avant par les nationalistes flamands. L’attitude de Luyten lors de la première guerre a encore connue une suite dramatique: en 1945, il a passé une nuit dans une cellule alors qu’il était malade. Il est décédé quelques jours plus tard, le 21 janvier 1945.
Roermond Radin veut se défaire de la
toile immense
Après la rétrospective d’Anvers le Werkstaking a disparu sur un grenier. Lorsque Luyten s’en est rendu compte il a voulu la récupérer et l’a offert avec 25 autres toiles à sa ville natale Roermond. Ce don a été la base d’un musée communal. Anvers refusait néanmoins de rendre La Grève même. Ce conflit a finalement trouvé une solution en l’empruntant à Roermond. En 1932 la princesse Juliana y a ouvert le "Gemeentelijk Museum Hendrik Luyten-Dr. Cuypers". Luyten a été nommé Officier de l’Ordre d’Orange-Nassau. Entre 1932 et 2009 le triptyque énorme a été une des pièces-maitresses du musé communal.
Lorsqu’en 2009 on a
transformé le musée en Cuypershuis l’œuvre de Luyten n’y avait plus sa place. Lorsqu’on a
découvert qu’il était la propriété de la ville d’Anvers on a voulu le rendre
afin d’économiser les frais de stockage.
«Pourquoi paierions-nous pour une
toile qui n’est pas à nous», disait-on. «
Roermond Radin a voulu se défaire de cette énorme toile », écrivait le
Dagblad de Limburger en 2013 dans une critique mordante: «elle n’avait pas sa
place dans le concept du Cuypershuis. Et
on n’a pas trouvé une autre place pour une toile qui a été visité par des
générations d’enfants de Roermond ». En 2010 le triptique était
visible une dernière fois à une exposition à Oberhausen. Roermond a ainsi
réussi à faire payer les frais de transport par cette expo dans le Ruhr. Le
hasard a voulu que nous sommes passés par là lors de vacances en vélo le long
du Ruhr. Je me suis donc un peu renseigné sur cette expo.
40 mètres carrés de colère et de
tristesse: le triptique monumental de Luyten est un appel à la résistance, en
peinture d’huile.
Les spindoctors arrivent aujourd’hui à présenter quelque chose de négatif en
son contraire. Roermond annonce le déménagement à Oberhausen comme une petite
sortie de leur ‘special guest’ qui brillera à Oberhausen comme une étoile
politique, en attendant un nouvel emplacement. Le musée publie même des photos
du démontage et du transport. Pour Oberhausen c’est
le point central de leur expo avec son hauteur de 3,55 m et sa longueur de
11,10 m. Pour la Saarbrücker Zeitung c’est « 40 mètres carrés de colère et de tristesse. Le
triptique monumental de Luyten est un appel à la résistance, en peinture
d’huile. C’est le point fort d’une expo ambitieuse dédiée à un genre artistique
en grande partie délaissé: la peinture industrielle. Le Musée de l’Industrie
Rhénan expose cet œuvre dans le cadre de programma Capitale Culturelle Ruhr
2010, dans l’ancienne région des mille feux. Des
ouvriers fâchés avec un drapeau rouge; sur les panneaux latéraux une mère
frileuse avec ses enfants et un soldat devant une rangée de cadavres. La toile
suggère que les révoltés ont peut-être été exécutés.”
By the way, La Grève se trouvait à côté de la toile rougeoyante "Sonnenfinsternis über Oberhausen" peinte en 1984 par Willi Sittes, qui était à cette époque un des peintres les plus en vue de la RDA.
De Werkstaking dans le bâtiment
syndical 'Ons Huis' au Vrijdagmarkt à Gand?
Je suppose que la toile ait été transportée directement d’Oberhausen à Anvers où on l’a range dans un dépôt dans le port. A Roermond la fondation Ruimte a continué à suivre son chemin. En 2018 ils pouvaient se réjouir devant une évolution intéressante! (Ruimtelijk 2 avril2018 ). A Gand Joost Vandommele, auteur d’un livre magnifique sur le socialisme à Gand, avait profité d’une présentation de son livre pour attirer l’attention sur le triste sort d’une œuvre jadis si louée. Le syndicat FGTB réagit et propose de l’exposer dans le beau bâtiment syndical 'Ons Huis' au Vrijdagmarkt. « Et si Ons Huis ne réussit pas, on peut voir pour une location alternative au MIAT, le musée de l’Industrie, Travail et textile », disait le dirigeant RGTB Pauwels. Pour Ons Huis se posait déjà un problème: la toile était trop haute de quelques centimètres pour passer par la porte.
Je suppose que le
droit de propriété ne devrait pas poser problème. En Belgique un musée ne peut
pas vendre une œuvre de sa collection, mais peut l’emprunter, comme ça a déjà
été le cas avec Roermond. Si le deal avec “Ons Huis” ne pourrait pas se faire,
je veux bien voir pour un emplacement à Liège, où la Ville a dégradé le beau
bâtiment du BAL (Beaux Arts Liège) en dépôt lorsque la collection a été déménagée vers let out
nouveau musée de la Boverie. Ave un peu de bonne volonté on devrait pouvoir
exposer l’œuvre au rez-de-chaussée du Bal. Mais attendons comment la situation
évolue à Gans …
Henry Luyten à Brasschaat
Anvers ne veut
peut-être plus du Werkstaking, mais l’artiste y a eu en 1997 sa statue à
Brasschaat, sur la Place Hendrik Luyten. Et il y a sa tombe. En 1995 l’ Archief Henry Luyten a organisé une rétrospective à l’occasion du
cinquantenaire de son décès. Et à cette occasion a paru le livre “Henry Luyten”,
de De Beenhouwer.
Sources
Saskia de Bodt en Herwig Todts, Een groots gebaar naar een
bescheiden man; De toepassing van het drieluik op het thema van de industriële
arbeider.
Stichting Ruimte
Roermond 2 april 2018 ·
https://nl.wikipedia.org/wiki/Henry_Luyten
Gazet van Antwerpen
17/7/1998 Dames speuren naar scheurtjes in Gulden Doek van Vlaanderen
https://www.dhm.de/archiv/ausstellungen/streik/html/kunst3.html
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