samedi 27 mars 2021

Un tableau iconique de la révolte de 1886

Pour les commémorations Vive la Commune Vive la Sociale de 1886 on prend  souvent les images d’Epinal de la fusillade de Roux, ou encore  le tableau de Koehler ‘la grève’. Mais Koehler n’a jamais été dans le Borinage, et son tableau iconique est parfois attribué à Pittsburg ou dans le Ruhr. Je suis tombé sur Henry Luyten et son “Werkstaking” Il était au Borinage en 1886-87: “Je suis descendu dans la mine et j’ai vécu la grève du début à la fin. Cela te donne des frissons, ce genre de trucs. On tremble et on s’oublie soi même.” « De werkstaking » (la grève) est devenu le titre de son chef d’œuvre. Il a commencé en  1888 pour le terminer fin 1893. C’est un triptyque. Au milieu (trois mètres sur cinq!) il peint l’excitation d’une assemblée ouvrière. A gauche (‘Misère, 3 x 2,5 mètres) une veuve de mineur qui mendie, à droite (‘Après la révolte, 3 x 2,5 mètres) un soldat qui veille sur les cadavres de grévistes fusillés.

Un triptyque

Il renoue ainsi avec la tradition des retables religieux. Les volets des triptyques dans les églises  ne s’ouvraient une fois par an, le jour de la fête du Saint en question. Luyten donne un autre contenu à son triptyque qui est chronologique. La pauvreté et la faim qui poussent à l’action sont représentés à gauche, avec une veuve qui avec son bébé dans les bras passé les mains vides devant les vitrines des magasins, mendiant un souper. La grève devient ainsi inévitable, ce qui est encore accentué par la pancarte ‘Du pain du pain’. Un mineur est à moitié sur la table, moitié sur une chaise. Les bras se lèvent, on crie, on serre les poings. Au centre quelqu’un tient le drapeau rouge, à l’avant plan un blessé avec un la tête pansée.

La grève se termine dans un bain de sang lorsque l’armée belge tire sur la foule. Le soldat n’est pas impressionné par le bain de sang, il allume calmement sa pipe.

L’effet triptyque est accentué en peignant le centre d’une manière beaucoup plus fin que les panneaux latéraux. Une référence aux triptyques qui avaient souvent leurs panneaux latéraux en  grisaille?

L’image est complètement rempli, les mains touchent les bords du tableau, des ouvriers pénètrent dans cet espace de gauche et de droite. Un dialogue avec Michelangelo Merisi da Caravaggio qui laissait en 1600 déjà ses personnages sortir du tableau? Chez Luyten aussi on est presque entrainé dans l’image; on se fond dans la foule dense en salopette bleu-noire. Mais l’ennemi, la bourgeoisie, reste invisible.


La forme ‘triptyque’ soutient cette chronologie. Le message sous-jacent était si Clair que l’on hésitait à reprendre l’œuvre d’art dans les expositions. Luyten a réussi à contourner ces blocages en changeant les volets latéraux. Il a changé le titre en  Le Grisou et a mis le volet avec le soldat à gauche. On peut avoir ainsi l’impression que la mort des ouvriers a eu une cause naturelle. La misère devient alors la conséquence de la grève, et pas la cause.

Lors de l’exposition de Berlin en 1893 le titre devient ‘Kampf ums Dasein’, ou la survie du plus fort. On associe souvent le Survival of the fittest à 'Darwin voire à la loi du plus fort, 'compétition, 'agression' et 'égoïsme'. D’abord Darwin a parlé de sélection naturelle. Et les autres termes sont carrément un détournement  idéologique de ses idées. Notre survie est plus base sur la collaboration que sur la concurrence. C’est ce qu’expliquent Van Duppen en Hoebeke dans leur livre  “L'homme, un loup pour l'homme ?” Ce livre est base sur des recherches assez récentes et Luyten avait d’autres cadres de références lorsqu’il a choisi comme titre Kampf ums Dasein. En supposant que c’est lui qui l’a choisi et pas l’organisateur…

Pour se faire une idée du choc  idéologique du tableau il est intéressant de lire la critique du Neue Zeit, la revue théorétique des la social-démocratie allemande, in 1893. Le journaliste trouve le tableau "si laid que même le meilleur contenu ne saurait le sauver: Henry Luyten veut représenter une révolte ouvrière en plantant un drapeau rouge  avec à côté la revendication: ‘du pain; du pain! Tout autour une foule d’ouvriers excités crient et gueulent  sans écouter quoi que ce soit. Par terre gisent des blessés avec des pansements sales. L’œuvre prouve l’impuissance complète du peintre pour monter des traits individuels. Tout est schématique et caricatural. On a l’impression qu’il veut plaire à la bourgeoisie en créant un dégoût des ouvriers, socialistes et révolutionnaires. C’est pourquoi le jury l’a retenu: ça devait compromettre la classe ouvrière et inspirer la crainte”.  

Dans la même logique on expose à partir de 1916  l’œuvre sans les deux volets latéraux. Ensuite on ne l’expose plus. Ce qui pousse l’artiste à donner 25 œuvres à sa ville natale Roermond, en 1932. Mais la Ville d’Anvers, propriétaire de « La grève » (selon le principe : donner, c’est donner ; et reprendre c’est voler), refuse de rendre le tableau. Roermond ne peut que l’emprunter, en 1932.

L’artiste exigera de sa ville natale un espace spécial permettant d’exposer les trois parties ensemble.

Une biographie par Jozef de Beenhouwer

Jozef de Beenhouwer, initiateur de la Fondation Henry Luyten, à Brasschaat, écrit dans sa biographie de Luyten que De Werkstaking  est une de ses œuvres majeures: “dans l’histoire de l’art nous sommes dans le social-réalisme et dans cette catégorie c’est un sommet.”

La reconnaissance est venue très vite. A Gand l’œuvre reçoit en 1892 un Médaille d’Or. Deux ans plus tard, à une exposition universelle à Anvers, De Werkstaking est primée. La toile est exposée à Dresde, Londres et Paris. En 1897 le triptyque est aux Etats-Unis mais n’est finalement exposé qu’à Saint Louis. La vraie percée est une grande expo fin 1903 à Vienne.

Selon De Beenhouwer l’œuvre restait malgré cette reconnaissance une dénonciation de la bourgeoisie et ce message aurait nui à sa carrière. Selon moi c’est un peu exagéré. La rupture viendra plus tard, pour un autre motif.  Après ses études à l’Académie Royale des Beaux-arts à Anvers Luyten retourne en 1884 un moment à sa ville natale Roermond. De 1886 à 1887 il est au Borinage. Je n’ai pas réussi à bien cerner ses motifs. En 1896 il déménage à Brasschaat, et se fait naturaliser Belge.  Vers 1900 il est assez connu pour ouvrir son propre Institut des Beaux Arts. Une de ses élèves, Freifrau Margaretha von Helldorff, ouvre pas mal de portes en Saxe où il devient un portraitiste apprécié de la noblesse saxonne. Ce qui ne l’a pas empêché de peindre des œuvres  d’une sensibilité sociale. C’est ainsi qu’il a commencé en 1914 un diptyque ‘La Fuite d’Anvers’ sur les refugiés qui fuient Anvers au début de la guerre. Il n’a jamais achevé sa toile. Il est encore dans les grandes dimensions 197 x 317 cm. Il a continué à peindre des pêcheurs, des paysans et des journaliers. Mais  il y avait probablement un marché pour ça auprès de la classe moyenne. Toujours est-il qu’il n’avait pas de problèmes matériels

L’activisme de Luyten

l'académie de Luyten

La rupture dans sa carrière vient avec son activisme. Il n’était d’ailleurs pas le seul artiste avec une fibre sociale qui a été touché par la répression. Mon ami Maxime Tondeur a posté à ce sujet un blog intéressant sur Van Ostaijen. Luyten avait soutenu la flamandisation de l’Université de Gand. Et les Allemands lui avaient donné une belle position à l’Académie Anversoise. Lors de sa nomination, en 1915, comme administrateur du Musée Royal des Beaux Arts d’Anvers, Luyten avait offert De Werkstaking au musée comme preuve “de gratitude et amour pour la ville d’Anvers.” En 1917 il avait fait ‘l’erreur’ de se marier avec son Freifrau von Helldorff. Ca aussi lui a été reproché en 1918. Dégoûté par cette ingratitude, il s’est retiré quelques années en Allemagne du Noord, au Baltique. Il est revenu à Brasschaat en 1923 seulement.

Lors d’une grande exposition rétrospective à Anvers en 1923 le triptyque était dénigré par Jean Laenens du journal d’Anvers: “La peinture sociale –d’ailleurs un genre complètement démodé et insupportable – n’a jamais produit une oeuvre plus détestable et écœurante. A une époque où tout le monde avait difficile de payer son pain Henry Luyten a rempli des mètres carrés de toile avec des sujets banaux. On voit sur De Werkstaking, peint en couleurs boueuses –de la boue mélangé au bleu Reckit – un tas de misérables pâles-morts (les voyous pâles classiques). »

La Toile d’Or des Flandres - Gulden Doek van Vlaanderen


C’est la répression qui a probablement été à la base d’une toile commencée en 1931: het Gulden Doek van Vlaanderen. Il a travaillé jusqu’en 1941 aux cent personnalités qui dans ses yeux ont joué un rôle-clef dans l’histoire des Flandres, dans une composition qui fait penser à une descente de la croix de Rubens. C’était un diptyque, mais les deux volets ont été assemblés plus tard. Les joints ont été surpeints. Luyten n’a pas signé l’œuvre, mais il a mis sa tête parmi les autres. En 1944 il a enroulé sa toile, probablement en craignant qu’elle ait pu être détruite. Elle est restée des années sur un grenier à Oostende. Après le décès de l’artiste on l’a déposé à la Tour de l’Yser. Là aussi elle est restée enroulé vingt ans avant de recevoir, en 1969, une place dans la tour.  C’est à peu près la seule œuvre un peu mise en avant par les nationalistes flamands. L’attitude de Luyten lors de la première guerre a encore connue une suite dramatique: en 1945, il a passé une nuit dans une cellule alors qu’il était malade. Il est décédé quelques jours plus tard, le 21 janvier 1945.

Roermond Radin veut se défaire de la toile immense

Après la rétrospective d’Anvers le Werkstaking a disparu sur un grenier. Lorsque Luyten s’en est rendu compte il a voulu la récupérer et l’a offert avec 25 autres toiles à sa ville natale Roermond. Ce don a été la base d’un musée communal. Anvers refusait néanmoins de rendre La Grève même. Ce conflit a finalement trouvé une solution en l’empruntant à Roermond.  En 1932 la princesse Juliana y a ouvert le "Gemeentelijk Museum Hendrik Luyten-Dr. Cuypers". Luyten a été nommé Officier de l’Ordre d’Orange-Nassau. Entre 1932 et 2009 le triptyque énorme a été une des pièces-maitresses du musé communal.

Lorsqu’en 2009 on a transformé le musée en Cuypershuis l’œuvre de  Luyten n’y avait plus sa place. Lorsqu’on a découvert qu’il était la propriété de la ville d’Anvers on a voulu le rendre afin d’économiser les frais de stockage.  «Pourquoi paierions-nous pour une toile qui n’est pas à nous», disait-on. « Roermond Radin a voulu se défaire de cette énorme toile », écrivait le Dagblad de Limburger en 2013 dans une critique mordante: «elle n’avait pas sa place dans le concept du Cuypershuis. Et on n’a pas trouvé une autre place pour une toile qui a été visité par des générations d’enfants de Roermond ». En 2010 le triptique était visible une dernière fois à une exposition à Oberhausen. Roermond a ainsi réussi à faire payer les frais de transport par cette expo dans le Ruhr. Le hasard a voulu que nous sommes passés par là lors de vacances en vélo le long du Ruhr. Je me suis donc un peu renseigné sur cette expo.

40 mètres carrés de colère et de tristesse: le triptique monumental de Luyten est un appel à la résistance, en peinture d’huile.

Les spindoctors arrivent aujourd’hui à présenter quelque chose de négatif en son contraire. Roermond annonce le déménagement à Oberhausen comme une petite sortie de leur ‘special guest’ qui brillera à Oberhausen comme une étoile politique, en attendant un nouvel emplacement. Le musée publie même des photos du démontage et du transport. Pour Oberhausen c’est le point central de leur expo avec son hauteur de 3,55 m et sa longueur de 11,10 m. Pour la Saarbrücker Zeitung c’est « 40 mètres carrés de colère et de tristesse. Le triptique monumental de Luyten est un appel à la résistance, en peinture d’huile. C’est le point fort d’une expo ambitieuse dédiée à un genre artistique en grande partie délaissé: la peinture industrielle. Le Musée de l’Industrie Rhénan expose cet œuvre dans le cadre de programma Capitale Culturelle Ruhr 2010, dans l’ancienne région des mille feux. Des ouvriers fâchés avec un drapeau rouge; sur les panneaux latéraux une mère frileuse avec ses enfants et un soldat devant une rangée de cadavres. La toile suggère que les révoltés ont peut-être été exécutés.”


By the way, La Grève se trouvait à côté de la toile rougeoyante "Sonnenfinsternis über Oberhausen" peinte en 1984 par Willi Sittes, qui était à cette époque un des peintres les plus en vue de la RDA.

De Werkstaking dans le bâtiment syndical 'Ons Huis' au Vrijdagmarkt à Gand?

Je suppose que la toile ait été transportée directement d’Oberhausen à Anvers où on l’a range dans un dépôt dans le port. A Roermond la fondation Ruimte a continué à suivre son chemin. En 2018 ils pouvaient se réjouir devant une évolution intéressante! (Ruimtelijk 2 avril2018 ). A Gand Joost Vandommele, auteur d’un livre magnifique sur le socialisme à Gand, avait profité d’une présentation de son livre pour attirer l’attention sur le triste sort d’une œuvre jadis si louée. Le syndicat FGTB réagit et propose de l’exposer dans le beau bâtiment syndical 'Ons Huis' au Vrijdagmarkt. « Et si  Ons Huis ne réussit pas, on peut voir pour une location alternative au MIAT, le musée de l’Industrie, Travail et textile », disait le dirigeant RGTB Pauwels. Pour Ons Huis se posait déjà un problème: la toile était trop haute de quelques centimètres pour passer par la porte.

Je suppose que le droit de propriété ne devrait pas poser problème. En Belgique un musée ne peut pas vendre une œuvre de sa collection, mais peut l’emprunter, comme ça a déjà été le cas avec Roermond. Si le deal avec “Ons Huis” ne pourrait pas se faire, je veux bien voir pour un emplacement à Liège, où la Ville a dégradé le beau bâtiment du BAL (Beaux Arts Liège) en dépôt lorsque la  collection a été déménagée vers let out nouveau musée de la Boverie. Ave un peu de bonne volonté on devrait pouvoir exposer l’œuvre au rez-de-chaussée du Bal. Mais attendons comment la situation évolue à Gans …

Henry Luyten à Brasschaat

Anvers ne veut peut-être plus du Werkstaking, mais l’artiste y a eu en 1997 sa statue à Brasschaat, sur la Place Hendrik Luyten. Et il y a sa tombe. En 1995 l’ Archief Henry Luyten a organisé une rétrospective à l’occasion du cinquantenaire de son décès. Et à cette occasion a paru le livre “Henry Luyten”, de De Beenhouwer.

Sources

Saskia de Bodt en  Herwig Todts, Een groots gebaar naar een bescheiden man; De toepassing van het drieluik op het thema van de industriële arbeider.

Stichting Ruimte Roermond 2 april 2018  ·

https://www.facebook.com/permalink.php?story_fbid=1701177553280671&id=133304163401359&comment_id=1701178383280588&comment_tracking=%7B%22tn%22%3A%22R0%22%7D

https://nl.wikipedia.org/wiki/Henry_Luyten

Gazet van Antwerpen 17/7/1998 Dames speuren naar scheurtjes in Gulden Doek van Vlaanderen

https://www.dhm.de/archiv/ausstellungen/streik/html/kunst3.html

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