Je me suis basé sur le récit de Frans VAN KALKEN. Il se base entre autres sur un texte de Louis Bertrand, à cette époque déjà rédacteur au Peuple. Celui-ci a puisé dans ce journal né récemment, ainsi que dans la combative Réforme et la doctrinaire Gazette, les éléments d’une narration populaire, mois par mois, les faits saillants de cette «année terrible », accompagnée de commentaires savoureux (Louis BERTRAND La Belgique en 1886. T. 1er de la petite Bibliothèque populaire, à 25 centimes le volume).
Van Kalken a aussi « consulté, surtout, longuement, minutieusement, les journaux La Meuse, le libéral Journal de Liége, la catholique Gazette de Liége ».
Le mouvement de 1886 fut soudain et violent comme le soulèvement des iconoclastes, écrit Henri Pirenne, qui aime les rapprochements historiques. Arthur Verhaegen le compare à un « orage déchaîné tout à coup dans un ciel serein » Seul Louis Bertrand a, dans le Peuple du 28 février, lancé des Avertissements solennels à la classe possédante. Mais qui donc lit le Peuple à cette époque ?
Depuis le 15 août 1885, date du Congrès d’Anvers, le Conseil du Parti Ouvrier belge prépare une manifestation monstre, à Bruxelles, en faveur du suffrage universel, le 13 juin; une « suprême tentative pacifique des classes déshéritées ». M. Buls demande vers le 15 mars à ses collègues des grandes villes des renseignements sur le nombre des manifestants qui se proposent de se rendre à Bruxelles.
Vers la mi-mars des carrés de papier, grossièrement imprimés, furent tout à coup répandus à Liège et dans la banlieue. Ils sommaient « toutes les victimes de l’exploitation capitaliste, les meurt-de-faim, les chômeurs d’un hiver rigoureux » de se rassembler le jeudi 18 mars, à la soirée, sur la place Saint-Lambert, pour célébrer par une « réunion monstre » le quinzième anniversaire du début de la Commune de Paris : « Continuerons-nous, à laisser nos femmes et nos enfants sans pain quand les magasins regorgent des richesses que nous avons créées ? Laisserons-nous éternellement la classe bourgeoise jouir de tous les droits ? »
Le bourgmestre-sénateur de Liège, M. Julien d’Andrimont, autorise la manifestation. De l’avis unanime du commissaire en chef, des sept commissaires de police des quartiers, des chefs d’industrie dûment consultés, la classe ouvrière liégeoise était calme. Le bourgmestre se contenta d’échelonner vingt-deux agents de police en uniforme le long du cortège, d’y mêler vingt agents en bourgeois, de requérir le commandant de la gendarmerie, de consigner à sa disposition, dans la cour de l’hôtel de ville, toute sa brigade, soit dix-huit gendarmes à cheval et huit à pied.
Le 18, à 4 heures de l’après-midi, M.
d’Andrimont et le sénateur comte de Looz, général-major et commandant supérieur
de la garde civique, convoquent, aux abords du théâtre, dès 8 heures du soir,
les chasseurs à pied et l’artillerie de la garde civique.
Or, trois heures ne s’étaient pas écoulées que des centaines d’ouvriers arrivent d’Ougrée et de Seraing, de Tilleur et des hauteurs de Saint-Nicolas, de Herstal et de Wandre. Dans plusieurs houillères, les mineurs s’étaient fait remonter dès 2 heures.
Vers 7 heures et demie, la foule sur la place
Saint-Lambert était houleuse. Soudain, un orateur - peut-être bien Wagener,
homme dont nous aurons à reparler bientôt - est hissé sur les épaules de ses
camarades. « Toutes les marchandises dans
les magasins, vous les faites et vous n’en jouissez pas ! Vous mourez de faim
avec vos femmes et vos enfants et vous laissez là toutes ces richesses... Vous
n’êtes que des lâches. »
La foule se met en marche vers la place Delcour, où le meeting aura lieu dans la salle de danse du Café National. En tête et tenant un drapeau rouge marche le citoyen Wagener, chaisier-cabaretier à Herstal. C’est lui qui donne le signal des désordres en enfonçant la hampe de son drapeau dans une glace de la grande épicerie Mauguin, au bout de la rue Léopold. Cette rue venait d’être taillée nette dans l’ancien tissu du quartier de la Madeleine, vers 1876 . Le nouveau pont des Arches était là depuis 1860.
Deux malheureux agents de police sont pourchassés dans la rue Neuvice, rue latérale étroite, dont les habitants n’ont pas songé à baisser à temps leurs volets.
Le gros du cortège atteint le Café National. Vers
21 heures déjà, le meeting est clos dans un tumulte invraisemblable. Au-dehors,
le reste du cortège a brisé vitres et réverbères à coups de pierres (L.
BERTRAND, La Belgique en 1886, p. 68).
A 18 heures, M. d’Andrimont et sa femme s’étaient rendus à l’hôtel Mohren (devenu Cinéma Palace) où un banquet était offert par la Société de l’Emulation au vieux maestro Liszt, alors au point culminant de sa gloire. Il ne resta qu’une demi-heure au banquet et ce fut Liszt lui-même qui, pour lui faire gagner du temps, lui beurra hâtivement les tartines de rigueur avec les succulentes Royales. D’Andrimont et l’échevin Hanssens, ceints de leur écharpe, prennent, ainsi que le général comte de Looz, la tête d’une colonne de gendarmes et de gardes des corps spéciaux convoqués, et se dirigent en hâte vers la place Delcour, mais par le quai des Pêcheurs et la rue de Pitteurs. Ils portent ainsi vers Outre-Meuse toutes les forces à ce moment disponibles. En effet, tandis qu’à l’issue de la rue de Pitteurs dans la place Delcour se produisait un choc confus, riche en remous et bousculades ponctuées de coups de sifflet et de huées, une bande de gamins quittait en trombe la place Delcour et regagnait, par le pont des Arches, le centre de Liége, laissé absolument sans défense.
En quelques minutes, les dévastateurs brisent les superbes glaces des grands cafés des places Saint-Lambert, Verte et du Théâtre (le Café Charlemagne, le Continental, le Grüber, le Café du Grand Balcon, près du Théâtre, la Taverne de Strasbourg, rue Lulay). Avec des parapluies volés chez Leruitte, rue Pont-d’Ile, des « hordes de gamins sauvages » fracassent tout ce qui s’offre de fragile dans leur rayon d’action.
Bourgmestre, gardes civiques, gendarmes,
refluent vers la rive gauche par le pont de la Boverie. L’Hôtel de ville
devient le centre de rassemblement des autorités civiles, militaires et
judiciaires. Vers 11 heures, les dernières petites bandes s’égaillent vers le
carrefour de Saint-Gilles. Wagener, lui, a tranquillement repris le train pour
Herstal, dès 10 heures du soir.
Le vendredi 19, M. d’Andrimont domine la situation. L’antique Violette s’est muée en quartier d’état-major. La suite se jouera dans les faubourgs.
Ca sera pour un autre blog. Ceci devrait vous suffire à faire un tour en ville, le 18, de Saint Lambert à la place Delcour, et de là vers les grands cafés du centre. Ou dans les pas du bourgmestre, de l’hôtel Mohren par la passerelle et la rue des Pitteurs vers la Place Delcour, et retour vers la Violette par le pont de la Boverie (aujourd’hui pont Kennedy).
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