On casse du sucre sur
le dos de Joseph sur le dynamitage de la cathédrale du Saint Sauveur. Eltsine
l’a reconstruite. Dans un blog précédent j’explique l’historique de ce monument. Le projet de cette
église remonte à décembre 1812, au moment où l'armée napoléonienne quitte la
Russie. Le tsar ordonna la construction d'une cathédrale dédiée au Saint Sauveur.
Déjà à l’époque ce n’est pas l’enthousiasme partout. On critique pour commencer
le coût: 15,2 millions de roubles-or de l'époque. Le poète
ukrainien Tarass Chevtchenko compare l'édifice à une «grosse commerçante assise au milieu de la ville»; le philosophe
Evgueni Troubetskoï parle d’un «chef-d'oeuvre
de l'absurde».
En 1931, les Soviets
décident de construire un palais des Soviets sur le site. Ils consultent e.a.
Le Corbusier qui juge qu’à Moscou «il est impossible de rêver à faire concorder
la ville présente ou future». D’autres architectes étrangers d'avant-garde,
comme Gropius, du Bauhaus, participent au concours pour le palais. Il faudra quatre
sessions à un jury pour dénicher en 1933 le projet définitif.
Le chantier débute
en 1937. En juin 1941, la guerre arrête le chantier. Après la guerre, la
reconstruction du pays impose d’autres priorités. En 1958, Nikita Khrouchtchev installe
dans le vide laissé par les fondations la plus grande piscine à ciel ouvert au
monde. Elle était ouverte en hiver, et fermait en été pour
le nettoyage.
la cathedrale dynamitée |
Eltsine et la reconstruction des bâtiments pré-soviétiques
Quand Eltsine annonce
en 1994 la reconstruction à l'identique de la cathédrale, il veut aller vite,
et ça se voit au résultat : c’est du toc. Il part du
point de vue qu’un nouvel état a besoin de nouveaux symboles, et quoi de mieux
que la reconstruction des bâtiments pré-soviétiques. Un écrivain, M. Yarkevich
dit à ce propos: "Pendant le
communisme, les intellectuels soviétiques disaient: ‘Il y avait une église
merveilleuse ici, et maintenant il y a un métro et une piscine’. Et après un
certain temps, les intellectuels diront: ‘Vous savez, il y avait une magnifique
piscine ici, et maintenant les nouveaux patrons ont construit une église’. »
En 1995, la première
pierre est posée par le patriarche Alexis II. En 1997, on inaugure la plus
grande cathédrale orthodoxe du monde,
pour le 850ième anniversaire de la ville de Moscou. Les fresques, les
mosaïques et les statues ne sont pas toutes terminées. Elles feront l'objet
d'une seconde inauguration, le 19 août 2000, pour les deux mille ans de la
naissance du Christ-Sauveur. A cette occasion le tsar
Nicolas II et sa famille, fusillés par les bolcheviques en juillet 1918, sont
canonisés par l’Eglise orthodoxe russe.
Eltsine a voulu devancer des critiques.
Alfred Kokh, vice-président du Comité d’Etat des biens publics, se demande «comment expliquer que dans notre pays
soi-disant civilisé notre capitale dépense plus pour la construction d’une
église que pour les écoles et les hôpitaux ? » Pourtant, ce n’est
pas un soviéto-nostalgique : il avait dirigé sous Eltsine les
privatisations. L'écrivain Igor Yarkevich dit: "le
résultat sera terrible, alors qu'il manque de vêtements, d'hôpitaux et
d'appartements, mais nous avons une grande église." Dmitri Bessman, un
contremaître sur le chantier, parle «d’une
montagne de béton». Bien qu'il soit reconnaissant pour le travail et les
heures supplémentaires, il dit qu'aucun travailleur d'Europe occidentale ne
travaillerait dans de telles conditions, avec de telles mauvaises bottes, et
des outils défectueux. "Vous
pourriez construire des milliers d'appartements pour le même prix. En ce
moment, les quartiers d'habitation et les services sociaux sont plus importants
pour nous que les églises." Il n’invente rien : aujourd’hui 41 %
de la population en Russie avoue que sa situation matérielle ne permet
d’acheter que de la nourriture et des vêtements, 27 % ne peut acheter que la
nourriture et 12 % affirme qu’elle mange très irrégulièrement.
Eltsine avait promis
que la reconstruction ne coûterait pas un kopeck à l’état. Il annonce un budget
de 200 millions de dollars. Au final, le budget explose à 650
millions de dollars. Et les collectes auprès des croyants ne représentent
qu’une infime partie. Le Patriarcat de Moscou affirme que 25 millions de
citoyens ont fait des dons, ce qui est probablement vrai, mais pour des sommes
infimes. Les dons de particiliers ne représentent qu’un pourcentage minime. Selon
Igor Ptichnikov, directeur exécutif de la fondation qui collecte des fonds pour
la cathédrale, 48 banques et entreprises fournissent 90% du coût. En réalité, l'État et la ville
mettent beaucoup d'argent dans les comptes hors budget, les fonds étant
considérés comme des contributions des banques. Une partie provient des
relations d'affaires du maire Loujkov. Tous ces ‘mécènes’ ont leurs noms gravés
sur des plaques commémoratives dans la cathédrale.
Mais il y a d’autres compensations bien plus intéressantes pour ces oligarques. Selon Donald Jensen du Johns Hopkins University, la maire Loujkov a sollicité des contributions en accordant des faveurs aux entreprises, comme des exemptions fiscales pour les dons. Le jour même où Stolichny Bank fait don de 50 kg d'or pour la coupole, la banque reçoit le droit de gérer les comptes bancaires du Patriarcat.
Mais il y a d’autres compensations bien plus intéressantes pour ces oligarques. Selon Donald Jensen du Johns Hopkins University, la maire Loujkov a sollicité des contributions en accordant des faveurs aux entreprises, comme des exemptions fiscales pour les dons. Le jour même où Stolichny Bank fait don de 50 kg d'or pour la coupole, la banque reçoit le droit de gérer les comptes bancaires du Patriarcat.
Même les 11,8 millions de dollars US que le
gouvernement a accordés au Patriarcat de Moscou pour acheter des icônes pour la
cathédrale a été critiqué pour une gestion très opaque.
De nombreux popes protestent:
à Moscou comme en province, ils n'ont pas de quoi restaurer leurs propres
églises... L'argent englouti dans la reconstruction des
monuments historiques aurait pu servir à restaurer des centaines, voire des
milliers, d'églises orthodoxes en déclin dont les paroissiens ont besoin à
travers le pays.
Une reconstruction à l'identique : délicat.
En soi, une
reconstruction à l’identique est délicate et même contraire à la Charte deVenise de 1964 et de la Convention Européenne de Grenade de 1985.
La
Charte de Venise codifie les travaux effectués sur les édifices patrimoniaux et
s'élève contre les ajouts arbitraires. Il est vrai que l'Europe du XXe siècle regorge
reconstructions à l'identique de monuments disparus: les halles d’Ypres, la
Frauenkirche de Dresde (voir mon blog) ou le pont de Mostar en Bosnie-Herzégovine
par exemple. Les halles d’Ypres, c’était avant Venise. Les conceptions ont
évolué entre-temps. La charte distingue l’anastylose, la reconstruction d’un
monument sur base de matériaux d’origine, et une reconstruction sur base
de neuf. L’article 15 exclut a priori «toute reconstruction à l’exception d’une anastylose ».
S’il est vrai que pour
la Frauenkirche, les matériaux d’origine étaient rares (les pierres noircies
lors du bombardement de Dresde sont reconnaissables mais très rares), on est
ici à Moscou dans un autre cas de figure. A Moscou, on n’a laissé aux artistes
et spécialistes du patrimoine seulement les détails.
Pour les portes d'entrée en bronze coulé
ornées de hauts-reliefs, le sculpteur ZurabTsereteli prétend avoir examiné une
énorme quantité de documents d'archives. Chaque élément des portes, leurs
dimensions, le matériel à partir de laquelle ils ont été faits, et leur
préparation technique a été étudiée. Sur cette base il a créé les nouvelles
portes. Je veux bien laisser à ce sculpteur cosmopolite le bénéfice du doute…
Quoique… Les bas-reliefs qui
ornent les façades de la cathédrale, reconstitués par Tsereteli sont en bronze
alors que les originaux d'Alexandre Loganovski (1812-1855) existent encore et se
trouvent au monastère Donskoi et sont en marbre.
Une grande icône
récente représente les nombreux saints russes du 20ème siècle, entourés de
leurs bourreaux : principalement des prêtes, des Romanov et les 7 membres de la
famille du tsar Nicolas II (tous canonisés le 14 août 2000).
Le Maire Loujkov https://fr.wikipedia.org/wiki/Iouri_Loujkov
prétend avoir fait sa propre recherche sur l'iconostase https://fr.wikipedia.org/wiki/Iconostase
originale, incrustée d'or, de 87 pieds
de haut (dans l’église catholique aussi l’autel a été longtemps caché par le
jubé). Cet œuvre d’art aurait été vendue par l'Etat soviétique à Eleanor
Roosevelt qui l'avait achetée pour la préserver, puis l'avait donnée au
Vatican. Il serait rendu à l'Eglise orthodoxe russe après la reconstruction
complète du Saint-Sauveur.
dans le metro des pierres du Si Sauveur |
Lors d'un voyage au Vatican, Loujkov a donc pris
des plans de l'iconostase, mais le pape a dû le décevoir : cette histoire
de l’épouse Roosevelt est fake. Loujkov aurait dû orienter ses recherches vers
des collectionneurs privés. Il n’est pas exclu que cet iconostase a été vendu
en morceaux…
Pour ceux, comme moi, qui n’aiment pas cette
structure en béton, ils peuvent aller palper les somptueux bancs de la station
de métro Novokuznetskaya (ligne 2) qui ont été sculptés dans le marbre de la
cathédrale. Quant aux peintures murales, elles ont été
faites à l'acrylique et ça se voit. Ca respire le toc. On n’a même pas essayer
de reproduire les fresques qui avaient été peints par les meilleurs
peintres de la Russie.
Du neuf présenté comme authentique
les marchands du temple... |
Il y avait en plus un
problème de taille: comme les Soviétiques avaient rasé entièrement la colline
Alexeïevski qui servait de base à la cathédrale, il a fallu construire un
stylobate immense qui n’a jamais existé sous cette forme.
Le sous-sol est donc
du neuf. On l’a construit en béton (comme le reste du bâtiment). Allons encore pour les ascenseurs. On n’arrête pas le progrès. Mais
fallait-il absolument y prévoir un parking, des salles de conférence (1250
sièges et 457 sièges), un resto et un gift-shop en sous-sol ? Les
marchands du temple ne sont jamais loin.
Le crypte de la Transfiguration du Seigneur n’existait pas à l’origine, et encore moins les fresques qui l’ornent.
Dans les galeries
entourant la crypte on a installé la bibliothèque du Patriarche.
Le maire de Moscou affirme sans broncher que «dans la culture de Moscou le concept de lacopie n'est parfois pas moins significatif que celui de l'original, parce que
la ‘charge’ sémantique, historique et culturelle qu'une telle copie porte peut
souvent être encore plus riche et plus profonde que la solution architecturale
originale ". Comme si l'essence du concept de «patrimoine historique»
n’est plus l'authenticité.
Le Parvis
Pour le parvis aussi,
l’authenticité est absente. Mais c’est beau. Comme Disneyland… On y a ajouté
allégrement des statues de tous les patriarches de Moscou
et de toute la Russie et comme il y en avait tellement on en a mis aussi sur le
pont des patriarches en face, avec approbation de la Commission pour l'art
monumental de la Douma de Moscou.
Un autre nouveau monument "La Réunification",
est dédié à la signature de l'acte de communion canonique entre le Patriarcat
de Moscou et l'Eglise orthodoxe russe en dehors de la Russie. Il représente
Alexey II et le Metropolitain Laurus de New York, inauguré en présence de Poutine
en personne en 2017.
A gauche, le monument à Alexandre II de 2005 est
partiellement ‘inspirée’ par un
monument impérial détruit datant de 1898. Partiellement ? La statue de
bronze de 1912 sur le parvis était d’Alexandre III qui a présidé la cérémonie
de bénédiction de la cathédrale du Christ-Sauveur. Elle n'y était pas restée
longtemps. En octobre 1917, les bolcheviques renversent le régime et, quelques mois
plus tard, la statue d'Alexandre III. On
peut seulement deviner ce qui a motivé ce subterfuge. Peut-être parce
qu’Alexandre II avait aboli le servage, ce qui redorer un peu le blason du
tsarisme ?
Construit en 1900-1912, le monument se tenait près de
la cathédrale du Christ-Sauveur, et avait coûté près de 2 millions de roubles.
La nouvelle statue a été conçu par le
professeur Alexander Rukavishnikov, membre de l'Académie des Arts de Russie
et sculpteur national. La statue équestre de Zhukov à la place Rouge est de lui
aussi.
Un précédent qui donna l'impulsion pour le "remodelage" du patrimoine historique
Dushkina Natalia, professeure au MARKHI,
explique comment le travail sur la cathédrale du Christ Sauveur a été retiré de
la sphère de conservation professionnelle et remis aux architectes ordinaires.
Cette reconstruction fut le précédent qui détermina une tendance et donna
l'impulsion pour le "remodelage" du patrimoine historique à une
échelle massive sans précédent. Dorénavant, ce sont les architectes qui
développent les projets de sites de «restitution» (les restaurateurs n'étant
impliqués que pour des éléments discrets) et les contrats de construction sont
souvent attribués non pas à des organismes de restauration spécialisés, mais à
des entreprises de construction. Les architectes et les constructeurs
travaillent rapidement et ne possèdent aucune connaissance scientifique
particulière. Ils se sont révélés utiles pour la réalisation de projets bling
bling et de programmes idéologiques. Dans ce contexte, la méthodologie de
restauration développée dans le passé devient un simple obstacle. Seule la
forme «historique» externe du bâtiment est maintenue, sans le processus
complexe de restauration scientifique qui assurerait l'intégrité et
l'exhaustivité du phénomène que nous appelons «culture».
Le Pr Dushkina situe cette transformation chaotique du centre-ville dans le retour à la propriété privée et au capitalisme. Les défenseurs du patrimoine subissent de plein fouet le féroce asservissement des autorités à divers niveaux, des entreprises de construction, des architectes, des investisseurs et des promoteurs, qui assiègent le centre-ville de projets de développement fiévreux. " Le ministre russe de la Culture a décrit la situation comme « une bacchanale de construction chaotique ».
C’est pot de terre contre pot de fer, où les mécanismes légaux de protection du patrimoine sont incapables d'entraver ce processus d'avalanche.
Sur le marché immobilier russe, les bâtiments historiques sont déclarés «non rentables» et commercialement non viables. La deuxième période de reconstruction, qui a commencé à la fin des années 1990, a été marquée par la démolition en masse des structures historiques et la violation de la législation nationale (loi de la Fédération de Russie sur les éléments du patrimoine culturel, 2002). On peut le qualifier de barbare.
Notre professeure compare l'ampleur de la destruction aux dommages infligés entre 1930 et 1960. Au cours des dernières années, des dizaines de monuments "vivants" des 17ème au 19ième siècles et plus de trois cents bâtiments historiques ont été démolis.
Le Pr Dushkina situe cette transformation chaotique du centre-ville dans le retour à la propriété privée et au capitalisme. Les défenseurs du patrimoine subissent de plein fouet le féroce asservissement des autorités à divers niveaux, des entreprises de construction, des architectes, des investisseurs et des promoteurs, qui assiègent le centre-ville de projets de développement fiévreux. " Le ministre russe de la Culture a décrit la situation comme « une bacchanale de construction chaotique ».
C’est pot de terre contre pot de fer, où les mécanismes légaux de protection du patrimoine sont incapables d'entraver ce processus d'avalanche.
Sur le marché immobilier russe, les bâtiments historiques sont déclarés «non rentables» et commercialement non viables. La deuxième période de reconstruction, qui a commencé à la fin des années 1990, a été marquée par la démolition en masse des structures historiques et la violation de la législation nationale (loi de la Fédération de Russie sur les éléments du patrimoine culturel, 2002). On peut le qualifier de barbare.
Notre professeure compare l'ampleur de la destruction aux dommages infligés entre 1930 et 1960. Au cours des dernières années, des dizaines de monuments "vivants" des 17ème au 19ième siècles et plus de trois cents bâtiments historiques ont été démolis.
Pussy Riot
Personne n'est vraiment sûr que cette structure gigantesque soit un monument àDieu ou à Mammon ; c’est plutôt le symbole de l'ambiguïté morale et
l'opportunisme politique de l'Etat russe. Un nouvel état a besoin de nouveaux
symboles, et quoi de mieux que la reconstruction des bâtiments pré-soviétiques.
Une blague circule : "La cathédrale du Christ Sauveur, c’est comme
prendre un cimetière indien, y construire un centre commercial, puis démolir le
centre commercial pour y implanter un nouveau cimetière indien".
Saint Nicolas
En mai 2017, une côte du saint Nicolas de Bari (ou de Myre, le saint le plus vénéré dans la culture russe orthodoxe) a
été exposée dans la cathédrale du Christ-Sauveur : 50.000 personnes sont
venus voir avec entre deux et cinq kilomètres de queue sur les quais de la Moskova.
La relique venait de Bari, conservée dans la basilique construite à cette
intention en 1087. La relique est passée encore par Saint-Pétersbourg, avant de
repartir vers Bari. 65% du corps de saint Nicolas se trouveraient à Bari, 20% à
Venise. Poutine a exprimé sa profonde reconnaissance au Pape. « Nicolas
reste le premier saint en Russie bien qu’il ne soit jamais venu dans notre
pays», a déclaré le patriarche Cyrille. Avant il y avait eu déjà l’exposition d’un fragment de la ceinture de
la vierge, en 2011. Une promesse du pape François, lors de sa visite à la
Havane en 2016.
La passerelle des Patriarches et les rives de la Moskova
En face
du Christt-Sauveur, la passerelle des Patriarches – officiellement le pont du
Patriarche Alexis II – invite à enjamber la Moskova et le canal Vodootvodny, à l’île Bolotny
et au Park Gorki. Le liégeois que je suis retrouve ses références : nous
aussi avons notre dérivation et nos passerelles. C’est le point de départ d’un
beau parcours piétonnier qui nous amène au park Gorky. Mais ça sera le sujet de
mon prochain blog.
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