lundi 20 février 2017

La révolution brabançonne de 1789 et ses rapports avec la révolution liégeoise (première partie).

Théroigne de Méricourt dans la révolution brabançonne et liégeoise

En 2013-2014 j’ai organisé à la Braise un cycle sur la révolution liégeoise. Jules Pirlot a clôturé avec verve le cycle avec la révolution brabançonne et ses rapports avec la révolution liégeoise. Ce qui m’a incité à commencer ce blog.Je ne l’aurais probablement jamais terminé si ma curiosité n’avait pas été avivée par l’implication de Théroigne de Méricourt dans ces révolutions. La nouvelle passerelle de la Boverie s’appelle La Belle Liégeoise, surnom de Théroigne. En 1789 elle est sur les barricades dans le Paris révolutionnaire, mais fin 1790 elle rentre dans son pays natal. Ce n’est pas clair si elle vient pour jeter de l’huile sur le feu de la révolution liégeoise, ou si elle fuit ses créanciers. Mais elle s’y fait arrêter en février 1791 par les autrichiens suite à une dénonciation de noblions émigrés français qui la considèrent comme une révolutionnaire dangereuse. Un certain La Valette l’interroge puis rédige de sa main des Aveux qu'il lui attribue et qui l’accablent. Heureusement pour elle, le nouvel empereur autrichien Leopold II et son chancelier Kaunitz ne prennent pas ces ‘Aveux’ au sérieux ; au contraire, ils gèrent cette arrestation comme une affaire d’état. Ils la transfèrent dans le fort de Kufstein et l'empereur charge son conseiller aulique François de Blanc d'instruire son dossier. Dans le Saint-Empire romain germanique un conseiller aulique  est un conseil particulier de la cour (en allemand : Reichshofrat). De Blanc est un homme des lumières qui cherche la vérité dans les faits. De Blanc invite Théroigne à écrire sa version et organise même une confrontation avec le texte de La
Valette qui s’avère faux du début à la fin. Strohl-Ravelsberg publie en 1892 ‘Les Confessions de Théroigne de Méricourt, la belle Liégeoise’, sur base du procès-verbal de ces interrogatoires, et de l’autobiographie écrite au crayon par Théroigne et reposant aux Archives de Vienne.
Léopold II la libère. On pourrait penser qu’ils la jugeaient inoffensive, voire déréglée. Mais pourquoi lui remettre un beau viatique ? Cela n’est compréhensible que dans l’hypothèse où ils espèrent un résultat politique. Au niveau de la révolution française, on peut supposer que l’Autriche était intéressé à soutenir ainsi la fraction belliciste de Danton… Théroigne se faisait entretenir à Paris par Brissot, dénoncé par Camille Desmoulins qui accusait Brissot et la Gironde de Danton d'entretenir une entente secrète avec les puissances étrangères. Brissot appartenait effectivement au comité anglo-prussien qui avait fait place au comité autrichien créé par Marie-Antoinette d'Autriche en 1791.
Certes, c’est Machiavellique, et cette hypothèse suppose que notre ‘aventurière’ avait quand même une influence certaine, du moins dans l’esprit de Léopold et de Kaunitz. Marie-Christine, la soeur de l’empereur, a même difficile à saisir la finesse de la manœuvre. Elle écrit à son frère l'empereur que les idées subversives se répandent, et que la fameuse Théroigne de Méricourt, qui y passe au mois de décembre 1791, s'y vante tapageusement d'avoir vu l'empereur à Vienne et prétend même qu'il applaudit « à ses principes etsentiments  (Schlitter, Briefe der Erzherzôgin Marie-Christine an Leopold IL, p. 211, Vienne, 1896, cité dans HISTOIRE DE Belgique de H. PIRENNE). Olympe de Gouges décrit dans ses mémoires comment Théroigne arrive le 26 janvier 1792 à Paris « porteuse de la révolution du Brabant ». Elle y fait une entrée triomphale. Favorable à la guerre, comme Danton et les Girondins, elle tente de créer une « phalange d'amazones ». Les Montagnards de Robespierre s’opposent à cette guerre qui ne saurait que de plonger la jeune république dans la défaite et la restauration.
Je me rends bien compte que mes données sur Théroigne sont un peu maigres. Cela n’empêche que l’hypothèse que l’empereur Leopold II et Kaunitz, qui étaient loin d’être des imbéciles, tablaient sur Théroigne pour influencer certains dirigeants de la révolution liégeoise et brabançonne mérite un examen un peu plus approfondie. Tout compte fait, Kaunitz avait acceuilli aussi dans ses Etats de Brabant le révolutionnaire liégeois Gosuin, après la restauration du Prince-Evêque. La figure centrale de ce blog n’est pas Théroigne. Mais j’essayerai de situer dans quel sens elle aurait pu intervenir.

Révolutions de l'Atlantique ou révolutions bourgeoises

J-P de Ransonnet
On cadre parfois ces deux révolutions (brabançonne et liégeoise) dans les Révolutions de l'Atlantique, un terme sensé couvrir l’ensemble des révolutions associées au siècle des Lumières. Je trouve que le terme 'Atlantique’ donne trop de poids à la Révolution américaine (1775-1783). Celle-ci a certes a inspiré De La Fayette qui s’engage dans la guerre d'indépendance des États-Unis, avant de devenir une personnalité de la Révolution française. Le liégeois Jean-Pierre Ransonnet aussi met son courage au service du gouvernement insurrectionnel américain (1778). « Exalté d'américanisme », il propose dès 1787 déjà de régler à sa façon le sort du prince-évêque de Liège: «Des procès! Des enquêtes! C'est la guerre des lâches. Qu'on abandonne la sainte écriture et les plaideurs à leurs rêveries, ce sont des armes rouillées.» Son ami Gosuin fait des bonnes affaires en vendant des armes (aux deux camps).
Mais je préfère les situer dans le cadre des révolutions bourgeoises qui ont commencé avec la première République bourgeoise aux Pays Bas, suivi de celle Cromwell en Angleterre pour se terminer avec Garibaldi en Italie. Après, la bourgeoisie prend peur des mouvements révolutionnaires, et on rentre dans l’ère des révolutions prolétariennes avec la Commune de Paris en 1871.
La révolution Brabançonne – que j’appelerai aussi révolution Belgique, le terme étant utilisé à l’époque comme adjectif - est une révolution bourgeoise. Si on la regarde comme un fait isolé, on la taxerait de mouvement réactionnaire. Mais elle est liée à la naissance d’un des pays capitalistes les plus développés du Continent.
A à la veille de la révolution Brabançonne les révolutionnaires se trouvent divisés dans deux fractions. La noblesse et clergé, dont les privilèges sont menacés par l’Empire, trouvent dans l’avocat Henri van der Noot leur défenseur. On les appelera Statistes parce qu’ils défendent le maintien des trois Etats. Une partie du Tiers Etat, les négociants et professions intellectuelles roturiers, sans quarts de noblesse, soutiennent Vonck. On les qualifiera de démocrates, ce qui n’est pas tout à fait faux, même s’ils font peu de cas de la démocratie pour l’écrasante majorité du peuple travailleur…
La Révolution française de 1789 a des liens avec la révolution liégeoise et brabançonne. Les Liégeois font leur révolution un mois après la prise de la Bastille ; ils se rendent compte qu’isolés ils ne sauraient tenir tête à la réaction et revendiqueront ensuite l’adhésion à la nouvelle République française. Même la fraction ‘réactionnaire’ de la révolution brabançonne se réfère aux Lumières. La souveraineté ne doit plus appartenir au roi mais à la nation. Maintenant, c’est quoi une nation ? Les Statistes de Van der Noot ont une conception singulière de leur nation, avec les trois états….
Et dans l’autre sens aussi, les révolutionnaires français suivent avec attention les évènements au Brabant. Camille Desmoulins appelle en 1790 sa gazette ‘Révolutions de France et de Brabant’. Son journal gardera son titre jusqu'en juillet 1792 ( Desmoulins gardera sa tête jusqu’au 5 avril 1794), mais il sera très vite déçu et parlera "d’une sorte absurde de peuple oriental dont la raison sommeillante ne progresse jamais et dont l'esprit comme la bière restaient exactement les mêmes d'année en année".
D’autres révolutionnaires jouent carrément dans les deux pièces. Le comte français de la Marck militait en France pour un gouvernement monarchique constitutionnel. Mais il offre ses services militaires aux États de Flandre. Il faut dire qu’il y avait des terres… Dans ce cadre il donne ses conseils au comité de Gand, le 10 décembre 1789 : « Si c'est une constitution entièrement républicaine, et par conséquent la guerre que vous voulez, il faut employer tous les moments de l'armistice qui vient d'être signé à se procurer avec abondance des armes et des munitions, et organiser très rapidement une force militaire. Si ce n'est que pour regagner sur l'Empereur les avantages que vous avez perdus, il faut encore et la coalition des provinces, et l'intervention paisible et la garantie efficace des puissances voisines, mais par d'autres procédés, et avec des préparatifs d'une autre nature. »
De la Marck alias d’Arenberg s’engage très loin dans l’arène politique belge, et signe par exemple l’adresse que Vonck présenta, le 15 mars 1790, aux états de Brabant pour obtenir une représentation plus équitable des trois ordres. Il protesta ensuite, avec énergie, contre les violences dont furent victimes les adhérents de Vonck, signataires de cette adresse.
Dans la révolution française il joue un rôle trouble : il fut dépositaire du million queLouis XVI avait promis à Mirabeau, un des leaders les plus écoutés du Tiers Etat. Celui-ci mourut, le 2 avril 1791, dans les bras du comte de la Marck qu’il avait nommé son exécuteur testamentaire.
De la Marck tournera casaque après la défaite de la révolution Brabançonne et fait valoir sa qualité d’officier général au service de France pour échapper à la rage du parti victorieux: «Cette révolution ne convenait point à mes sentiments et n’était pas d’accord avec mes principes  Il offre alors ses services à ambassadeur d'Autriche, de Mercy-Argenteau. En août 1792, le nouvel empereur François II le rappela au service de l’Autriche avec le grade de Général-major. Il fait encore des démarches incessantes mais vaines pour sauver la reine Marie-Antoinette.
Important aussi : les sympathisants français de la révolution brabançonne ont parfois des arrière-pensées sordides : les royalistes jouent à fond la carte de la guerre et cherchent à provoquer une intervention de l’Autriche contre la France révolutionnaire. Ils jettent donc allégrement de l’huile sur le feu brabançon… D’Arenberg – De la Marck est ainsi à la base d’une véritable provocation : la distribution de cocardes républicaines à Bruxelles, que je raconte plus loin.
Il n’est certainement pas le seul aventurier sans principes. Toute situation révolutionnaire attire ce genre de personnalités.

Le développement capitaliste du Brabant sous l’Ancien Régime

Toutes ces révolutions traduisent l’évolution des forces productives, avec la montée du capitalisme freiné dans son élan par la féodalité. Beaucoup d’historiens belges ont sous-estimé le développement capitaliste du Brabant sous l’Ancien Régime, et ont souvent présenté l’économie des Pays Bas Autrichiens comme sous-développé.
L’historienne américaine Janet POLASKY  s’est penché sur ce bond miraculeux dans la technologie industrielle en Belgique vers la fin du 18° siècle. Elle a continué sur la lancée de Jan Craeybeckx qui se demandait en 1967 comment une  révolution conservatrice  a pu se produite dans une des régions les plus précoces dans la révolution industrielle en Europe. lle aurait pu remonter à Henri Pirenne qui refusait à juste titre d’expliquer les divergences entre Liège et le Brabant à partir d’un conservatisme flamand face au libéralisme wallon: lors de la révolution Brabançonne les wallons du Hainaut et du Namurois sont beaucoup plus conservateurs que les Flandriens qui fournissent les sympathisants Vonckistes. Pirenne cherche une explication dans les rapports des classes et le développement industriel de la principauté qui a créé des parvenus qui se foutent des  privilèges. Dans les Pays-Bas catholiques par contre il y a une prépondérance des grands propriétaires fonciers qui sont conservateurs.
A mon avis Pirenne sous-estime le développement capitaliste dans les villes belgiques et passe aussi de côté des contradictions entre paysans capitalistes et propriétaires fonciers issus de la noblesse. Jaurès a fait un travail remarquable de sur l’impact des paysans dans la révolution. La revendication ‘la terre à ceux qui la travaillent’ était portée par les  petits paysans et explique leur soutien à la révolution. Les tendances révolutionnaires radicales ont essayé, en vain,  de faire profiter ces petits paysans des expropriations des biens de l’église et des nobles. C’est les capitalistes qui se jettent sur les domaines expropriés. Une partie de ces gens-là étaient déjà présents à la campagne avant, et exploitaient leurs terres via des méthodes capitalistes. Dans les pays belgiques aussi la vente des biens nationaux connaîtra un grand succès, et est à la base de certaines fortunes capitalistes encore aujourd’hui.

Une opposition décennale aux privilèges des métiers

combat dans les rues de Gand
POLASKY prétend donc qu’au moment de leur révolution les Pays Bas Autrichiens étaient probablement une des régions les plus avancées industriellement de toute l’Europe continentale. Ces industriels se heurtaient au carcan des corporations ou Métiers. Ce qui explique que les mêmes hommes qu’on retrouvera comme Vonckistes et Vandernootistes en 1789 s’étaient déjà opposés pendant une décennie sur les privilèges des métiers et guildes et sur la question du libre échange. La Révolution Brabançonne n’était qu’une bataille dans la longue lutte de la bourgeoisie commerciale belgique pour se libérer des contraintes de l’Ancien Régime.
Dans les années 1880 beaucoup de négociants lancent des affaires en justice, et soutiennent en quelque sorte les réformes imposées par l’empereur Joseph II. Un fabricant de porcelaine  demande ainsi en 1788 l’aide de l’Empereur pour un nouveau procédé qui permet de fabriquer une porcelaine de la même qualité que les Métiers pour deux tiers du prix. Comme il n’était pas membre de la guilde, on l’interdisait de produire et de vendre à Bruxelles: "Permettre à une seule Société de faire valoir de talens dans un certain genre d'ouvrage, c'est ôter au personne qui ait fait une nouvelle invention ou qu'il ait introduit une nouvelle manufacture, en ce cas de jouir du fruit de son travail".
Un autre manufacturier veut fabriquer des draperies style anglais: "le corps de métier de tondeurs, sans considérer l'utilité publique, ni le bien général, pourroit y porter quelque obstacle...en vertu de leurs privilèges."
Le banquier Herries argumente en 1783 que "les corps de métiers avec tous leurs privilèges et leurs droits font une barrière insurmontable à l'agrandissement des manufactures et à toute espèce d'industrie." Il sera Vonckiste en 1789.
Guillaume Chapel, un drapier qui fera banqueroute plus tard, intente procès sur procès aux Métiers. Au point où ceux-ci menacent de saisir ses machines. Chapel dénonce leur monopole commercial qui viole "la liberté naturelle." Lui aussi sera Vonckiste.
Chapel refusait l’obligation de recruter exclusivement des artisans formés par les guildes. Cela les rendait non compétitifs face à l’Angleterre sur les marchés d’exportation : "il faut qu'elle soit affranchie de toute gêne extérieure et que le fabricant jouisse de la liberté la plus illimitée." Pour Herries, "le négociant est l'esclave de ces corporations."Et pour un autre, "les Arts et Métiers qui sont le patrimoine naturel du peuple, devinrent la proie de quelques hommes privilégiés qui les vendirent au prix qu'ils voulurent à leurs concitoyens."
De la Marck alias d’Arenberg décrit les possibilités intéressantes de commerce en Amérique qui n’aboutissent pas faute de capital à risque, et il demande un prêt au gouvernement Autrichien.
Les guildes ont les reins solides pour soutenir des procès interminables et poussent ainsi à la banqueroute pas mal d’industriels.  Les négociants proposent alors fin des années 1780 à Joseph II une chambre de commerce à Bruxelles, pour contrer la réglementation archaïque qui freine plutôt que de garantir une justice : "Des longueurs de la procédure et des chicanes qu'ils essuient constamment tendent naturellement à empêcher l'accroissement du commerce. Sire, ils n'ont besoin que de la liberté civile pour mettre en activité leur industrie." Celui-ci répond : « Quant au commerce interne, laissez agir les Belges". "
Sa mère Marie Thérèse avait déjà diminué des taxes et construit routes et canaux entre les centres  industriels. Elle avait même envisagé une limitation du pouvoir des privilèges des Métiers. Joseph demande en 1784 "une liste exacte et classifiée" des régulations et privilèges des guildes.  Un négociant lui dit :"l'on a trouvé qu'il ne convient pas de soumettre les marchands en gros à la moindre gêne ni corporation," Et un autre: « les privilèges des guildes forment un obstacle au progrès et au développement de l'industrie et blessent la liberté des citoyens."
En 1786 Joseph II, "voulant accorder aux négociants de ce pays des preuves de notre désir de seconder leurs vues pour l'expédition des affaires qui concernent le commerce," propose d’étudier l’établissement de chambres de commerce avec des juges choisis par les négociants. Il fait savoir aux négociants qu’il envisage un projet d'édit pour la suppression des Métiers.  Mais aucune de ces réformes majeures n’aboutit, et son indécision énerve les deux parties, les négociants et les Métiers.
Les négociants essayent de mobiliser les pauvres qui ne pouvaient se payer ces apprentissages longs et coûteux. Il y a d’ailleurs des pétitions d’apprentis pour demander des reports dans les paiements des apprentissages. Mais ils ne réussiront pas à entrainer les travailleurs, qui resteront sous la coupe des Statistes.
Ceci dit, cette cristallisation du conflit avec les Métiers représente un handicap politique pour les Vonckistes et la classe capitaliste qu’ils représentent. En France c’est l’Ancien Régime qui a balayé les corporations. Les révolutionnaires français trouvent un terrain préparé. Turgot, contrôleur général des finances, obtint du roi Louis XVI la suppression des corporations en février 1776. Son édit souleva de très fortes résistances, et la lutte engagée par les corporations contribua à la disgrâce de Turgot. Un nouvel édit d’août 1776 rétablissait les corporations, mais il en réduisait le nombre et imposait des règles nouvelles. Cela a préparé le terrain pour le décret révolutionnaire d’Allarde qui supprima les corporations en 1791.  Ce décret sera suivi quelques mois plus tard par la loi Chapelier qui servira jusque 1884 à interdire les syndicats… En France, le Tiers Etat s’est très vite démarqué des deux premiers états. Les métiers sont pratiquement absents comme force politique.
A Liège, c’est le prince évêque qui avait pratiquement détruit les Métiers, et c’est le capitaine d’industrie Gosuin qui réussit à attirer ses ouvriers dans la Révolution, ce qui explique le rapport de force différent : les tendances radicales et démocratiques ont eu le dessus.
Une révolution bourgeoise doit détruire tout lien des travailleurs avec leurs corporations, pour les retrouver tout nu, propriétaires seulement de leur force de travail (et de leurs enfants, les proles). Là où l’Ancien Régime a détruit les Métiers le Capital part avec une longueur d’avance.
Je soupçonne néanmoins l’historiographie belge d’avoir mis exagérément l’accent sur ce conflit avec les Métiers, sous l’influence des cathos qui ont préconisé jusque fort tard dans le XXième siècle un système corporatiste. Rerum Novarum est corporatiste.
Toujours est-il que les débats politiques entre Vander Noot et Vonck sont le prolongement de ces  disputes juridiques et économiques. Jean-Jacques Heirwegh voit à juste titre en Vonck le porte-parole « des grands propriétaires, des capitalistes, des négociants, des lettrés et du bas clergé séculier surtout désireux de mettre fin au monopole  archaïque  du  pouvoir  détenu par les  corporations  urbaines,  le  haut clergé, les grosses abbayes et une fraction de la noblesse».
Vonckistes et Staistes voyaient dans la  Révolution Brabançonne une chance d’atteindre leurs objectifs pourtant profondément opposés. Cette Révolution était pour eux la continuation du débat entre corporations et liberté du commerce.
Des monarques éclairés comme Joseph II ou le prince-évêque Velbruck tentent de ménager la chèvre et la chou. Ces tentatives sont vouées à l’échec puisqu’ils n’osent pas toucher aux privilèges des classes menacées – noblesse et clergé - qui raidissent leurs positions.
La révolution brabançonne cherche une légitimité dans la passé: la Joyeuse entrée de 1356! Les Liégeois aussi remontent à la Paix de Fexhe de 1316! Mais tout le monde ne parle pas du même passé. Tous ne sont pas de réactionnaires qui rêvent d’un retour aux privilèges du Moyen-Age. Yvan Van Den Berghe décrit très bien comment les doyens des métiers mettaient en avant les privilèges du 17ième, tandis que les travailleurs référaient au 13ième où la démocratie primitive était plus développée (Jacobijnen en traditionalisten. De reacties van de Bruggelingen in de  revolutietijd (1780-1794), Brussel 1972).

Les Lumières de Joseph II

Leur adversaire Joseph II est une figure tragi-comique. Il s’inspire du roi de Prusse Fréderic le Grand, qui avait raflé la Silésie à sa mère Marie Thérèse. Joseph essaye de remédier aux causes de cette défaite, mais se perd dans des détails, parce qu’il n’ose pas aller à l’encontre de sa noblesse et clergé, et il n’a pas la souplesse politique des rois de Prusse.
Son Empire Autrichien a des bases financières très faibles. Les rois, princes et ducs allemands se sont toujours arrangés pour limiter les moyens de leur Empire au strict minimum. Ce qui explique qu’au niveau militaire l’Empire n’est pas capable de gérer deux théâtres de guerre à la fois. Quand la révolution brabançonne se déclenchera, il n’a pas des moyens à sa disposition pour renforcer les 13.000 mercenaires, en fait une grosse gendarmerie, parce qu’il est impliqué dans une guerre avec les Turcs.
L’Empire est obligé de s’appuyer sur les cercles impériaux. Liège dépendait du cercle de Westphalie, le Brabant du cercle de Bourgogne. Ces cercles étaient censés exécuter des ordres de l’Empire. En réalité ils mènent leur barque comme bon leur semble, souvent au détriment de l’Empereur. Le cercle de Westphalie était chargé de rappeler à l’ordre les révolutionnaires liégeois. La Prusse qui y faisait la pluie et le beau temps  continue avec un peu moins de verve mais autant de mordant une stratégie d’affaiblissement de l’Empire inaugurée par Fréderic le Grand. La Prusse ne fait rien contre la Révolution liégeoise, et soutenait de manière indirecte la révolution Brabançonne.
Joseph II essaye de se libérer de cette emprise des rois, princes et ducs germaniques en renforçant les assises financières de son état.
Sa première tentative de consolider les finances de son Empire lui réussit plus ou moins. L’empereur autrichien s’attaque en 1774 aux biens des Jésuites, qui dépendent à son goût trop du Vatican. Avec ça il ne fait que d’imiter une politique séculaire des rois français, qui avaient visé bien plus large pour imposer leur église nationale. Un effet collatéral est la sécularisation de 2500 tableaux de grands maîtres comme Rubens etc.. La création d’un musée à Bruxelles échoue, mais dans la principauté Velbruck finance une académie de peinture avec les revenus des jésuites. Une partie des  Rubens et Van Dijck arrive chez Louis XVI qui complète via un homme de paille les 24 Rubens commandés à l’époque par sa mère Marie de Medicis. La dernière vente des tableaux jésuites  a lieu en 1779. Un ‘Comité de la Caisse de Religion’ gère 22.000 œuvres sécularisés. La vente ne rapporte pas parce que les bourgeois n’arrivent pas à accrocher ces grands formats décrochés dans les églises. Marie Thérèse et son fils Joseph II  utilisent un droit de préemption pour le Belvédère de Vienne. Le ministre plénipotentiaire autrichien  Belgiojoso transmet le catalogue de vente à Vienne qui complète sa collection.
Dans les Pays Bas Autrichiens et au Pays de Liège cette expropriation va valoir à Joseph II la haine du Jésuite Feller dont le Collège des Anglais, à Liège, est aboli. Le Roi de Prusse par contre maintiendra les Jésuites (d’une manière très cynique) : «Je garde mes Jésuites et vous direz au Saint Père que puisque j’appartiens à la classe des hérétiques, le Saint Père ne saura pas me dispenser de l’obligation de tenir ma parole »). Ce qui explique que Feller et ses Statistes suivent une stratégie pro-Prusse.
Le ‘Comité jésuitique’ se charge de la gestion de ce patrimoine exproprié. Joseph II espère de financer le culte avec le produit de ces biens confisqués.  Comme il arrive loin du compte il poursuit avec la suppression en 1783 de 163 couvents et abbayes inutiles des ordres contemplatifs. L’idée de base est une église moins chère.
Ici il a plus de résistance, même si Joseph II laisse des échappatoires. Il suffit qu’une abbaye crée une école ou un hospice pour ne plus être considéré comme contemplative. Toujours est-il que les Capucins par exemple que nous retrouverons quelques années plus tard dans les pogroms contre les Vonckistes sont menacés d’expropriation. Idem pour Tongerlo : pour financer les Statistes l’abbé hypothéque son abbaye qui allait de toute façon être expropriée. En cas de défaite de la révolution, il n’avait rien à perdre : il avait déjà tout perdu !
Certains historiens casent l’abbé de Tongerlo chez les Vonckistes. Ce qui est à mon avis faux : Tongerlo avait repris les bibliothèques des Jésuites, et l’abbaye était Bollandiste. 
Et puis, n’oublions pas qu’en visant les abbayes Joseph II touchait aussi la noblesse qui ‘casait’ ses enfants dans ces ordres contemplatifs afin de ne pas disperser le patrimoine familial dans les héritages.
Ceci dit, la Révolution française aussi expropriera les contemplatifs, et obtiendra pour ça le soutien des trois états.
Pour Joseph II s’attaque aussi à l’annulation des mariages religieux via le droit canon, activité très lucrative pour l’Eglise. Pour lui, le mariage est un acte civil. Notre empereur sacristain interdit en 1784 d’enterrer dans les églises et même dans la ville (Napoléon l’imposera). Les enterrements dans l’église rapportaient aussi beaucoup aux églises.
Il abolit la notion de crime d'hérésie.
L’édit de tolérance de Joseph II reconnaît la liberté de culte et permet aux protestants et aux juifs d'accéder aux fonctions publiques. En utilisant les compétences des juifs et des protestants, il essaye d’imiter le roi de Prusse qui s’était attiré avec succès tous les exilés des pays environnants. Il ruinait ainsi dans les Pays Bas Catholiques un monopole que l’église catholique avait chèrement acquis avec l’Inquisition. L’ex-jésuite Feller parle de l’exécrable tolérantisme.
Joseph supprime les corvées féodales. Ca passe encore dans la mesure où dans les faits ces corvées avaient presque partout été rachetées et que lui-même propose un rachat.
Il veut des juristes professionnels, et heurte ainsi les noblions qui ont acheté leur ‘charge’. Les juridictions existantes (seigneuriales, urbaines et ecclésiastiques) sont supprimées et remplacées par une organisation hiérarchisée: des tribunaux de première instance dans les provinces (Cercles ou Kreis) et deux cours d'appel, l’une à Bruxelles et l’autre à Luxembourg, le tout étant chapeauté par un Conseil souverain de justice, à Bruxelles.
Bref, il provoque la résistance chez les deux Etats qui sont la base de son Empire. Mais il n’ose et ne saurait pas s’appuyer sur le peuple pour briser cette résistance, comme la Révolution française le fera.

La consolidation des assises financières de l’Empire en cassant les anciennes provinces belges

L’étape suivante touche le nerf de la guerre : les taxes. Joseph II  s’attaque enfin aux bases financières et fiscales de son Empire. Il veut supprimer l’accord des différents états qui composent son Empire pour la levée des taxes, condition indispensable pour – entre autres - la constitution d’une armée de métier. Pour cela il casse les anciennes provinces belges qui sont remplacées par 9 Cercles, eux-mêmes divisés en 64 districts. En soi, ça tenait la route, puisque ces cercles deviendront les neuf provinces belges de 1830.
Il impose aussi la libre circulation des grains. Là aussi c’est une mesure qui privilégie les industriels et affaiblit les grands propriétaires fonciers. Mais malchance pour lui : cette mesure coïncide avec des mauvaises récoltes et des exportations spéculatives et il se met ainsi le peuple à dos qui est confronté avec des prix exorbitants. Il essaye de contourner les obstacles mais se perd dans des détails futiles, sous la risée de son adversaire le roi de Prusse : il décide que les kermesses doivent se dérouler le même jour. A son avis trop de journées de travail sont perdues lors de ces fêtes. En soi, cette mesure n’est pas conne, du point de vue capitaliste. La Révolution française réduira d’ailleurs aussi les jours de fête à une dizaine, nombre qui est maintenu jusqu’à aujourd’hui. Sans parler de la décade, la semaine de dix jours. Deux siècles plus tard les accords de Lisbonne ne se limiteront pas à la durée de travail annuelle mais visent à rehausser le taux d’activité de la classe ouvrière entière. La bourgeoisie aspire à prolonger par tous les moyens le taux d’activité de ses prolétaires. Mais en attendant, l’affaire des kermesses pousse les travailleurs dans les bras des révolutionnaires brabançons, qui réussissent à créer un front très large contre Joseph II. Celui-ci accumule les maladresses sur toutes sortes de points secondaires. Le remplacement des séminaires diocésains par un grand séminaire joséphiste à Louvain devient un casus belli. Idem de l’autorisation de la fréquentation des écoles de confession non catholique.
Ceci dit,  l’intransigeance de Joseph II s’explique aussi par la situation politique générale. En France, la fièvre révolutionnaire montait et les têtes couronnées commençaient à se concerter pour arrêter cette évolution. La révolution brabançonne gênait évidemment énormément la constitution d’une force de dissuasion face à la révolution française… Enfin, il faut savoir que Marie-Antoinette, la femme de Louis XVI, était la sœur que Joseph II aimait le plus. Ce n’était certes pas déterminant pour un esprit rationnel comme lui, mais ça l’a encouragé sûrement à imposer ses réformes en marches forcées …

Les réformes de Joseph II ont des aspects séduisants pour la bourgeoisie.

Le contenu de ses réformes est bourgeois. Ce n’est donc pas étonnant que certains révolutionnaires se laissent séduire par ces réformes. Le cas le plus flagrant est celui de Pierre Lebrun qui fera une grande carrière militaire sous la République française. Le liégeois Lebrun qui était à la pointe des attaques contre son prince-évêque s'était exilé à Herve, terre d'Empire, où il poursuit l'impression de son ’Journal général de l'Europe’. Malgré les pressions liégeoises, le gouvernement des Pays-Bas Autrichien n'inquiéta guère Lebrun. C'est qu’il appuyait sans réserve les réformes progressistes de Joseph II. Il était ainsi en opposition ouverte avec la Journal Historique et Littéraire de l’ex-jésuite Feller, que nous retrouverons chez les Statistes. En juin 1787, ce ne fut pas Joseph II mais les Etats de Brabant et de Hainaut qui interdirent son journal sur leur territoire et décrétèrent ses responsables de prise de corps. Lebrun se réfugie à Aix, en terre de l’Empire, d’où il sollicite l'intervention du gouvernement impérial qui casse effectivement l’arrêt. Le journal reparut le 5 janvier 1788.
Au cours de cette année Lebrun se détache de Joseph II. Au nom de la «Souveraineté populaire», le journaliste cautionna le soulèvement brabançon. Mais Lebrun tomba entre deux chaises : il fut condamné par les impériaux pour sa défection et par les réactionnaires brabançons pour son attachement au joséphisme. Heureusement pour lui, à Liège un Gouvernement révolutionnaire liégeois avait été mis sur pied en juillet 1790 et il y reçut un accueil chaleureux. On le retrouvera plus tard comme général de la République…
Gosuin
Certains Vonckistes aussi sympathisent avec les réformes de Joseph II. Nous l’avons vu dans leurs démarches auprès de Joseph II pour une Chambre de Commerce. Nous verrons qu’après la défaite de leur révolution certains accepteront très vite la politique plus souple de son frère Léopold II, qui succède à Joseph II. Un des grands révolutionnaires liégeois, Gosuin, se met d’ailleurs sous la protection de Léopold II à Bruxelles après la défaite de la révolution liégeoise.
Le nationalisme
Si le sentiment national est bien présent dans la plupart des révolutions bourgeoises, il prend une forme originale dans ce qui va devenir la Belgique. Dans une bonne partie des onze états des Pays Bas Autrichiens  (ou catholiques : Brabant, Flandre, Hainaut, Namur, Luxembourg, Limbourg, Gueldre, Malines, Tournai, Tournaisis et West-Flandre) la tendance dominante est la défense l’autonomie de son « état ». Remarquez qu’une partie du Brabant, du Limbourg et de la Gueldre faisaient encore partie des Pays Bas Autrichiens because catholiques. La République des sept Provinces-Unies  se limitait aux sept provinces de Hollande, Zélande, Overijssel, Frise, Groningue, Gueldre et Utrecht. La Belgique revendiquera le Limbourg hollandais au Congrès de Vienne de 1815 et au Traité de Versailles en 1918. Le Limbourg hollandais votera d’ailleurs en 1848 pour la Confédération germanique. Le sentiment nationaliste du Limbourg hollandais est quelques chose de bien particulier….
Les révolutionnaires belgiques choisiront une confédération assez lâche nommé ‘États unis belgiques’ en analogie avec les Etats Unis d’Amérique (d’ailleurs aussi une confédération). Pour la facilité je continue à parler de révolution ‘brabançonne’, même si elle a touché d’une manière ou d’une autre les onze états belges, du Brabant au West-Flandre. Je continue néanmoins d’utiliser Belgique comme adjectif : c’est tout à fait correct historiquement.
Le nationaliste flamand Vic Anciaux prétendait “que la Belgique fédérale est né d’une autre manière que presque tous les états federaux du monde, par une scission graduelle”(ds 10/1/2013).  Il oublie que les Etats Unis Belgique de 1789 étaient confederalistes!
Quant à la Révolution liégeoise, c’est en tant que ‘pays de Liège’ qu’elle demandera en 1793 son adhésion à la République française.
A cette époque des révolutions bourgeoises, le sentiment national existe, certes, mais sous une forme embryonnaire et pas toujours nette. Le sentiment principautaire du pays de Liège était bilingue et doublé d’une appartenance imériale. Aucun pays n’était organisé sur des bases nationales, à part le Royaume de France, la confédération helvétique et la République Batave.
En France, où l’absolutisme avait centralisé le pouvoir dans un état-nation, la bourgeoisie révolutionnaire se saisira à plein de ce sentiment national pour exiger l’abolition de tout péage, droits de douane etc. à l’intérieur de cette entité. Le nationalisme justifiait aussi la protection contre la concurrence d’autres pays par des barrières douanières. En même temps le nationalisme était un levier puissant pour mobiliser les masses pour la guerre révolutionnaire.
Les révolutionnaires de la future Belgique n’ont pas eu beaucoup de temps à développer leur sentiment national embryonnaire. Ils garderont le pouvoir une petite année. Après la restauration autrichienne, le conflit évolue vers une confrontation entre la France révolutionnaire et l’Autriche, à la tête d’une coalition de toutes les couronnes menacées. Le ‘nation-building’ belge sera pris  en main par Léopold I un demi siècle plus tard.

Statistes et Vonckistes à la veille de la révolution

A à la veille de la révolution Brabançonne les révolutionnaires se trouvent divisés dans deux fractions. La noblesse et clergé, dont les privilèges sont menacés par l’Empire, trouvent dans l’avocat Henri van der Noot leur défenseur. On les appelera Statistes parce qu’ils défendent le maintien des
Van der Noot
trois Etats. Vander Noot n’était pas une grande lumière. L’historien de la Révolution française Jules Michelet le qualifiera de ‘grand agitateur de la tourbe catholique’. Pour notre ministre d’état Paul Struye, pourtant social chrétien, c’était ‘un bien pauvre esprit, masquant sous un flot de paroles le vide de sa pensée, se grisant au son de se propre voix, poussant la vanité jusqu’à la sottise’. Pour les classes qu’il défendait, cela n’avait pas d’importance que Vander Noot était sectaire et imbu de sa personne. Ils lui pardonnaient ses fanfaronnades sur les quarts de noblesse. Ils compenseront ces faiblesses par le poids de leurs réseaux séculaires, et trouvaient des hommes comme Van Eupen ou Feller pour diriger la manœuvre en coulisses. Et puis, pour coiffer le tout,  il y avait le cardinal de Malines, Jean-Henrivon Franckenberg und Schellendorf. Bien qu’il était prussien, il devait sa carrière a l’Impératrice Marie-Thérèse. Il soutiendra la révolte des Pays Bas catholiques face aux réformes de Joseph II parce que ces réformes heurtaient sa conception de religion.
Une partie du Tiers Etat, les négociants et professions intellectuelles roturiers, sans quarts de noblesse, soutiennent Vonck. On les qualifiera de démocrates, ce qui n’est pas tot à fait faux, même s’ils font peu de cas de la démocratie pour l’écrasante majorité du peuple travailleur…
Les deux tendances se disputaient sur tout, à commencer par la tactique révolutionnaire. Les démocrates de Vonck appelaient à former une armée patriotique. Verlooy qui avait fondé, avec
Frans Vonck
Vonck, la société secrète Pro Aris et Focis au printemps de 1789, explique avec beaucoup de lucidité et d’esprit de suite son projet de lutte armée, dans un pamphlet rédigé en néerlandais: « trois millions de Belges gémissent dans l'esclavage et parmi ceux-ci se trouvent bien 700 000 hommes en état de se battre et qui sont mécontents; facilement, on en trouverait 300 000 qui risqueraient leurs biens et leur sang pour la patrie. Mais de même qu'un geôlier peut aisément dompter seul 200.000 prisonniers, parce qu'il les tient séparés, de même, un si petit nombre de militaires, à peine 13 000 hommes, nous tiennent tous séparés et dans l'esclavage». Les contrerévolutionnaires du Boerenkijg reprendront la devise ‘Pour l'autel et le foyer - Voor Outer en Heerd’, mais le contenu différait quand même un peu de celui donné par Verlooy…
Verlooy n’a jamais trouvé 300.000 hommes pour risquer leur vie pour leur patrie ; par contre, pour l’Autriche, le compte y est, avec 13.000 gendarmes. Mais malgré cette erreur de calcul les révolutionnaires belges trouveront assez de volontaires pour les tenir tête, au moins aussi longtemps que l’Empire avait d’autres priorités avec son conflit turque.
Van der Noot par contre comptait sur le soutien armée de la  Prusse, de l’Angleterre et des  Hollandais et était contre le développement de forces armées propres. C’est d’ailleurs avec le soutien de la Prusse que Vander Noot et une série d’autres personnalités de l’Etat du Brabant trouveront exile à Bréda quand les affaires tournent mal.
Il n’y avait pas seulement la question de l’armement du peuple : chaque décision était sujette de discussion entre Statistes et Vonckistes, y compris le vol de souliers par les soldats pieds-nus.
Vonck établit son QG à Hasselt, en Pays de Liège, en plein bouillonnement révolutionnaire, mais hors de portée directe de l’Empire puisque c’étaient les Prusses étaient censés remettre de l’ordre à Liège.
Les Vonckistes avaient une base plus large et s’étaient donné aussi une organisation mieux structurée : d’abord la société secrète Pro Aris et Focis déjà mentionnée et plus tard la «commission de Bruxelles des démocrates », afin que les prochaines révoltes ne soient plus « l'ouvrage non du hazard, mais d'une combinaison bien réfléchie, bien conduite, contre les précautions, les ruses & les bras toujours menaçans du despotisme."
Les statistes de Van der Noot s’appuyaient sur les anciennes structures politiques dont ils défendent les privilèges. Ils n’avaient pas besoin d’une organisation bien structurée: la solidarité bien rôdée de ces anciennes structures suffisait amplement. Ils étaient plus forts dans le Brabant, centre politique. Et ils ne rechignaient pas à une démagogie brutale pour mater leurs adversaires politiques.

La base de masse des Vonckistes

La base de masse des Vonckistes et Statistes était différente. Nous avons déjà mentionné la décennie de procès sur les privilèges des métiers, menés par des futurs Vonckistes. Ca vaut la peine de parcourir un peu la provenance sociale des membres. Pour commencer il y a l’avocat Verlooy déjà mentionné ; Jean Joseph Torfs, que Vonck enverra à Paris, est avocat aussi. Ils seront très vite rejoints par deux membres de  la société du Commerce de Bruxelles, les marchands de vin Antoine d'Aubremez et J.B. Weemaels. L'architecte Claude Fisco deviendra colonel dans l’armée patriotique.
Vandermersch
C’est l’avocat Pieter Emmanuel de Lausnay qui contactera le général Van der Mersch. Un autre membre du noyau central sera le banquier Walckiers, surnommé "Edouard le Magnifique". Sa maison de commerce était liée par les relations de sa banque au commerce d'argent de toute l'Europe.
Il avait construit une partie de sa fortune sur l'esclavage, pourtant déjà interdit aux Pays-Bas autrichiens : un esclave qui s’échappait à Ostende d’un navire anglais n'était pas extradé. Mais l'attrait du marché lucratif d’esclaves pour les colonies américaines était énorme. La sympathie pour la Révolution Américaine n’empêchait nullement cet intérêt pour le commerce d’esclaves : c’est beaucoup plus tard que les états nordistes se tourneront contre les états esclavagistes… Romberg, qui avait déjà mené des procès contre les Corporations, avait envoyé en 1780 d'Ostende le premier bateau négrier, bon pour 290 nègres. En 1782, 10 navires quittaient Ostende, chacun bon pour 500 nègres. En 1783 il augmente encore l’échelle avec l'aide de Walckiers.
Il y a Jean-Baptiste De Bouge (1757-1833), qui en tant que cartographe formé à l’Académie militaire de Malines avait aidé le comte Ferraris à faire sa carte renommée. Joseph II l’enverra plus tard comme conciliateur.
L’avocat Jacques-Dominique t'Kint assumera lors de la répression Statiste la direction du mouvement à Bruxelles. Il y a les hommes d’affaires Chapel et Martinus J.F. De Brouwer. Sandelin organisera un raid à partir de Lille. Mosselman est un marchand de grains et fermier des égoûts ('Pacht van de beir en straatmodden'). Il avait acheté un terrain lors de la liquidation par Joseph II du Couvent des Sœurs Blanches, et y avait construit une maison de maître dessiné par l’architecte Claude Fisco. Le 17 mars 1790 cette maison au nouveau marché aux grains sera pillée. Il y a le boetmeester De Noter (c’est la seule fonction liée aux Métiers); l’avocat Balsa ; le Suisse Philippe Secrétan, précepteur de la Maison d'Ursel. Donc pour la plupart des professions libérales issues du Tiers Etat.
Comme nobles il n’y a que De la Marck que nous avons déjà mentionné, d’Ursel  et de Ligne. Si pour les deux derniers leur engagement dans la révolution Belgique était sincère, leur appartenance de classe facilitera le pardon de la part d’Autriche, lors de la Restauration. Surtout pour de Ligne qui avait un frère dans les hautes sphères de l’Empire.

Vonck  désire « l'émancipation politique de «la  bourgeoisie de l’intelligence et  de la finance».

Voilà un costume taillé sur mesure pour ses sympathisants.
Pourtant, sa revendication centrale est bien modeste : le doublement du Tiers. Donc tout au plus l’égalité devant le premier et second état, qui finalement représentent moins qu’un pourcent de la population. Et son Tiers Etat est loin de reprendre la majorité de la population puisqu’il ne conçoit l'affiliation au tiers-état que moyennant le paiement d'un cens élevé. Il maintient les délibérations séparées des trois ordres, et conserve au clergé toute  son influence politique. Nous verrons que ces revendications tout modestes n’atténueront nullement la colère des deux premiers états.
Voilà les deux tendances qui s’opposent aux réformes de Joseph II, décidées 'd'en haut', et qui mèneront à la Révolution brabançonne.  Mon prochain blog décrira la confrontation par les armes. Comme disait un grand homme d’état chinois : « le pouvoir est au bout du fusil !

Aucun commentaire: