Cet été, nous avons
terminé les 203 kilomètres du Ruhrtalradweg au Rheinorange, une sculpture en
acier de Lutz Fritsch, de 1992: un répère dans le paysage de l’embouchure du
Ruhr, 25 mètres de haut, 7 mètres de large, 83 tonnes. Quand on aime, on ne
compte pas, mais voici quand même le prix: 400.000 DM. Le nom Rheinorange est
un jeu de mots: la couleur est RAL 2004, dénommé aussi Reinorange.
Attention : ce
n’est pas, comme les sculptures de Serra, un slab. Mais les sidérurgistes
auront compris en voyant la largeur. La sculpture est creuse ; l’acier
vient de Thyssen et a 2 cm d’épaisseur. Le monument fait partie de la Route der
Industriekultur. Serra fabriquait ses slabs à Hattingen ; voir plus bas.
On peut voir une brame de Richard Serra à Essen, sur le terril Schurenbach.
Le pont de la solidarité, témoin de la lutte contre la fermeture de Krupp Rheinhausen
Du Rheinorange on
voit le "Brücke der
Solidarität », rouge-bleu, témoin de la lutte la plus longue et la plus
dure de l’après guerre en Allemagne, contre la fermeture du berceau de Krupp, à
Rheinhausen. En 1987 j’y ai été invité à témoigner sur la situation à Liège. Evidemment,
nous ne saurions juger cette lutte à l’aune des formes de luttes liégeoises. En
République Fédérale Allemande la Loi Fondamentale ne garantit pas
explicitement le droit de grève. Une jurisprudence de la Cour Fédérale du
Travail admet l'existence de grèves ‘licites’ en établissant en même temps un
système de règles assez restrictives. La grève n'est autorisée qu'en vue de la
signature d'une convention collective. La jurisprudence la plus récente stipule
ainsi qu'une grève destinée à obtenir une convention collective réglementant
les conséquences de fermetures est certes licite, mais ne précise pas si la
mesure elle-même peut faire l'objet d'une grève. Les grèves de solidarité et de
soutien sont permises à certaines conditions très strictes. C’est ainsi que lors
de la seule manifestation nationale des sidérurgistes allemands, le 26 mars
1993, sur Bonn, à l'appel d'IG-Metall, les sidérurgistes étaient en congé et
pas en grève. Le respect de la paix sociale est obligatoire pendant toute la
durée de validité d'une convention collective - en d’autres termes : la grève
est interdite.
Un pont autoroutier occupé, et un mercredi des cendres politique…
Le 26 novembre 1987 on
apprend que Krupp Rheinhausen va être fermée. C’est le début d’une lutte des
Kruppianer qui suscitera une solidarité partout dans le pays. La lutte va durer
cinq mois. En décembre 1987 il y a une journée d’action dans tout le Ruhr: „Alle
Räder stehen still ...“, avec des barrages sur les autoroutes. Le climax était
l’occupation du pont sur le Rhin par 100.000 sidérurgistes. En janvier 1988 les
sidérurgistes de Dortmund et de Duisburg rebaptisent ce pont en "Brücke
der Solidarität », décision que la ville a officialisé depuis. Le concert
„Auf Ruhr“ du 20 février 1988 a réuni ou 47.000 personnes au laminoir. Le 23
février1988: „Tausend Feuer an der Ruhr“: une chaîne humaine de 80.000
personnes dans toute la région du Ruhr.
Ce qui m’a frappé dans
le meeting où j’ai parlé, c’était l’esprit de village. On a tendance à voir le
Ruhr comme une agglomération unie, mais c’est en fait un patchwork de villes,
certes importantes, avec des larges zones forestières entre les centres. Toute
la ville de Rheinhausen était unie dans la lutte, y compris l’Eglise
protestante, qui a d’ailleurs marqué de son sceau la veillée au réveillon de
Noël 1987, avec 2.000 sidérurgistes et
leur famille devant la porte principale Tor 1. La messe de minuit a été diffusée
sur toutes les chaînes TV. Idem au réveillon de l’an, le Silvesterfeier. Et le
17 février 1988 rebelote au mercredi des Cendres,
„Politischer Aschermittwoch“, avec 15.000 participants.
En 1993, devant
l’arrêt imminent, on a encore un dernier sursaut. Mais après, c’est la
fermeture. Il ne reste de cette usine aujourd’hui la porte N°1 transformée en
monument. Pas particulièrement un exemple de sauvegarde du patrimoineindustriel. Le site est reconverti
en Logport, un centre logistique
Les seuls points
attractifs y sont deux rendez-vous de routards qui ont sûrement de la charme
(et des prix) mais qui ne méritent quand même pas le détour : Pommes
Pierre et Manus treff.
Vous comprenez bien
que je n’ai pas été voir, je ne suis pas nostalgique à ce point.
Hattingen
Lors de notre descente du Ruhr en vélo, nous nous sommes
arrêtés à la vieille ville de Hattingen. Aux portes de cette ville pittoresque
se trouve ce qui reste de la Heinrichshütte, depuis 1989 repris comme le site sidérurgique du Westfälische Industriemuseum.
Bizarre de retrouver ça près d’une ville plein de colombages,
un Altstadt comme les allemands aiment bien. Nous n’avons pas visité ce qui
reste de l’usine, parce qu’il ne faut pas exagérer avec Paula. On n’allait
quand même pas tous les jours visiter un tas de ferraille.
Et deux, parce que, à première vue, la visite d’une usine
reprise dans un zoning industriel me semblait peu intéressante. Mais je peux me
tromper…
L’usine souffrait depuis sa fondation d’une accessibilité
limitée : le Ruhr n’y est plus profond assez et tout le transport se
faisait en train. Dans les années 50 on avait encore déplacé le Ruhr pour créer
plus d’espace. C’est pourquoi l’usine s’était spécialisée dans les aciers
spéciaux et commandes spéciales. L’artiste Richard Serra a par exemple commandé
à la Henrichshütte des slabs pour ses sculptures en acier. Dans les années 60 la Henrichshütte assurait
12.000 emplois, dans une ville de 60.000 habitants. Le 23 juin 1987 Thyssen
lançait le Kahlschlag-Konzept. Le jour avant la réunion décisive à Duisburg
15.000 habitants de La ville s’est déclaré „Dorf des Widerstands“
quand Thyssen a voulu fermer. Tous les jours les écoles venaient discuter avec
les travailleurs. La ville a organisé des marches sous les étoiles, des veillées devant l’usine, une grève de la
faim des femmes, une longue chaîne humaine de quatre kilomètres et demi de
5.000 métallurgistes autour de l'usine, un cortège de voitures de dix
kilomètres vers Bonn, où l’on a remis au chancelier 20.000 signatures. Leur
lutte a préparé et inspiré la résistance de Rheinhausen. Le CEO de
Thyssen Heinz Kriwet, "Job-Killer Nr. Eins, a même prêché dans son église paroissiale Berger Kirche de Düsseldorf sur le thème: „leChrist peut-il arrêter Hattingen?“ Et du haut de la chaire le CEO
répondait : « Non seulement il le peut, il le doit. Ceci découle
d’exigences morales supérieurs". Ces exigences morales supérieures, on comprend fin 1988 en quoi ça consiste.
Les profits de Thyssen et autres sidérurgistes européens battent tous les
records, ainsi que la production, avec des milliers de jobs en moins…
Hattingen y font une démonstration.
Le haut-fourneau II s’est éteint en 1987et a été démonté en 1988/89 par des
travailleurs chinois en reconstruit en Chine. La forge,
avec ses 8.500 tonnes la plus grande d’Europe,
a encore travaillé dix ans avec un convertisseur LD et
deux fours électriques, jusqu’en
2004.
Les apparences sont parfois
trompeuses. En cherchant sur google images une photo des actions contre la
fermeture je suis tombé sur celui-ci. En fait, il s’agit d’une action, le 27
Novembre 1949, contre le démontage de l’usine dans le cadre des indemnités de guerre. L’usine est restée parce qu’entre-temps on était entrée dans la guerre
froide et que les américains ont changé leur fusil d’épaule…Les hommes de fer
En 1996 le sculpteur Zbigniew Frączkiewicz crée sur le site du
Heinrichshütte un cercle de 15 hommes de fer, à l’occasion du 600ième
anniversaire de la ville. Trois sont restés à Hattingen, un
devant le Volksbank qui a acheté un exemplaire pour DM
20.000 et deux autres achetés par une souscription publique et par une
entreprise de construction. Un autre est à Mayence où on l’appelle l‘antihomme,
et à Francfort où il est ‘l'homme Bulbul’.Un château pour Thyssen et une villa pour Krupp
A Essen-Kettwig, une trentaine de kilomètres
avant Hattingen, nous avons visité le château du job-killer number One, le Schloss
Landsberg. Il n’y a que le parc qui est ouvert ; le château même sert de
centre de formation du groupe Thyssen. C’est pour ça qu’il faut un peu chercher,
mais rien que le parc vaut le détour. Et peut-être que les services
touristiques sont un peu discret parce le château est asspocié avec une réunion
décisive entre Hitler et les patrons de l’acier allemands, menés par Auguste
Thyssen, le 27 Janvier 1932.
Nous n’avons pas
visité le château de Krupp, en face, sur l’autre rive. Krupp partait apparemment du principe ’pour
vivre heureux, vivons caché’. Il baptise en 1873 son château ‘villa Hügel’.
Une villa de 269 pièces, sur les rives
du lac Baldeneysee. Une annexe appelée la Petite maison (kleines Haus) compte
60 pièces. Alfred Krupp y fut ‘enfermé’
après la Seconde Guerre mondiale.
Thyssen et Hitler
le AT sur le banc est 'August Thyssen' |
Les Thyssen réunissent donc en 1932 leurs
collègues sidérurgistes dont Krupp dans leur château, et décident de financer
les nazis. C’est un moment décisif, parce que le 6 novembre 1932 les Nazis
perdent 2 millions de voix dans la dernière élection démocratique en Allemagne.
Trente-huit grands capitalistes d´Allemagne écrivirent une pétition au
président Hindenburg pour exiger la nomination d’Hitler comme
chancelier national. En février 1933, ils financent avec 3 millions de
mark la campagne du chancelier Hitler pour les élections du 5 mars 1933.
Fritz Thyssen le regrettera ; au point où
le 1er Septembre 1939, lors de l'invasion
allemande de la Pologne, il télégraphié à Goering: « Je suis contre la guerre
...." Fritz Thyssen et sa famille envisagent même d’émigrer vers
l'Argentine, mais ils se retrouvent bloqués en chemin, en France, lorsque la guerre éclate. Fritz
Thyssen et sa femme Amélie sont parmi les premiers Allemands extradés par la
France de Vichy, fin 1940. Leurs biens sont saisis. Fritz publie en 1941 une autobiographie
"J'ai payé Hitler" à New York. Ce qui explique que vers la fin de la
guerre il fera connaissance avec le camp de concentration de Sachsenhausen, se
retrouve en février 1945 à Buchenwald (quand même avec un traitement de faveur)
et se retrouve finalement à
Dachau, ensemble avec d'autres prisonniers
importants du régime, qui veulent les utiliser dans un marchandage avec les
occidentaux pour une paix séparée sur le front occidental. Un peu avant la fin
de la guerre ils auraient été ‘libérés’ par un officier du Wehrmacht Wichard von Alvensleben des mais de
leurs géoliers SS. Ils sont finalement libérés par les
américains.
Tout ça n’est pas très
clair – les allemands ont été très créatifs dans la réécriture de leur
biographie. Toujours est-il que tout ça ne suffit pas à ce que Fritz Thyssen soit
reconnu comme résistant. Il est à nouveau inculpé - cette fois en tant que
partisan du NSDAP. Mais lors de la dénazification on classe son soutien à Hitler comme
"délit mineur". En Janvier 1950 il émigra à Buenos Aires. Avec son
père et son frère Henry, il est enterré dans le caveau de famille à Schloss
Landsberg.
Sur une ligne d’un chemin de fer charbonnier vers Wuppertal
Nous n’avons donc pas été voir le patrimoine sidérurgique de Hattingen. Nous
y avons quitté pour deux jours la vallée du Ruhr pour
visiter des vestiges miniers qui remontent au Moyen Age et qui ont été à la
base du développement industriel du Ruhr. Avec au bout de nos peines Wuppertal,
lieu de naissance de Friedrich Engels, meilleur ami de karl Marx. Une ville qui
est en train de réussir sa conversion. Le début n’est pas très bien indiqué
mais il se trouve au dessus de la Grünstrasse, dans le Stadtwald. Le premier
point spectaculaire est le Schulenberg-Tunnel. De là il y a quarante kilomètres d’une légère montée (2%). Mais cela sera le sujet de mon prochain blog…
http://hachhachhh.blogspot.be/2016/11/la-sauvegarde-du-patrimoine-industriel.html
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