vendredi 11 novembre 2016

Milan et Il Quarto Stato de Pellizza da Volpedo



Lors de notre citytrip de Milaan nous découvrons le tableau qui a servi d’affiche pour le film ‘Novecento’ de Bernado Bertolucci. Je croyais que ce n’était qu’une affiche de film. Or, c’est une œuvre iconique. C’est l’oeuvre d’une vie : le tableau a pris dix ans à  Pellizza da Volpedo, un artiste de haut niveau. La première version date de 1895 et est accroché depuis 1986 à la Pinacoteca de Brera. Elle était resté dans la famille du peintre jusque dans les années 40, un mécène en a fait une donation au musée de Brera en 1986. Et la dernière version est depuis 2010 à quelques centaines de mètres de là, au musée Novecento.
Pendant un siècle cet œuvre a été inaccessible au public. Pellizza ne les a pas vendues de son vivant.  La seule œuvre qu’il a réussi à vendre à une institution publique, la Galerie d’art moderne, est ‘Il Sole’. Probablement parce que son message était plus  abstrait quoique implicite. C’est le soleil levant du prolétariat. L’artiste s’est suicidé quelques années plus tard.

Le flot de l’humanité

La  première version qui reçu a comme titre ‘Fiumana’ est resté dans l’héritage de la famille après le suicide de l’artiste. Pellizza l’a préparé dans des dizaines de dessins regroupés sous le titre Ambasciatori della fame. Cinq ans plus tard il termine une seconde version définitive ‘Il cammino dei lavoratori o il Quarto Stato’ que l’on peut voir au Novecento. C’est donc l’œuvre d’une vie.
L’oeuvre de Pellizza s’inscrit dans la montée de la classe ouvrière dans l’art et le débat dans le monde artistique qui cherchait à se lier au socialisme montant. Une des premières oeuvres est  L’Oratore dello sciopero de son ami Emilio Longoni présentée à la  première Triennale d’art à Brera en 1891.
A cette époque Pellizza écrit à un ami, après une conférence sur ‘ La funzione sociale dell’arte’ : «Credo che l’arte dell’avvenire sarà quella che saprà dare l’opera che dimostri la bontà e la dignità della folla ».  Démontrer la bonté et la dignité de la foule : Fiumana (flot, multitude), qui donne son titre à l’œuvre, est le symbole de l’avancée irrépressible des classes travailleuses.
L’événement fondateur de l’œuvre est une grève ouvrière dans une petite usine de Volpedo (que l’on voit dans le fond et qui disparaît pour un fond abstrait dans Il Quarto Stato : Pellizza voulait sortir de l’anecdotique). La plupart des personnages sont d’ailleurs ces grévistes à qui il demande de poser. On a même les noms : au premier rang Giovanni Zarri, dit Gioanon, et James Bin, charpentiers à Volpedo. La femme est Teresa Bidone, épouse de Pellizza. Pour l’enfant ont posé Maria Pellizza et Luigi Albasini. L’homme avec les bras ouverts est Luigi Dolcini, à gauche Giovanni Ferrari, a droite Giuseppe Tedesi. La femme à gauche est Maria Albina Bidone (probablement la belle-sœur de l’artiste).
Plusieurs années séparent les premières ébauches de cette première version grand format (293 x 545 cm). Et l’artiste la met de côté parce que ses idées évoluent. Cet œuvre non achevée reste dans l’héritage de la famille après sa mort. En 1986 un gestionnaire de fonds, Angelo Abbondio, l’achète pour 1 milliard 500 million de lires. C’était à l’époque le prix le plus haut jamais payé pour un peintre italien de l’ottocento ou du novecento.  Et en fait don à la Pinacoteca di Brera, parce que cette toile «ne pouvait pas être une affaire privée, mais il devait être accessible à tous ". Un geste étonnant de la part d’un boursicoteur, ou la preuve que ces zinzins (investisseurs institutionnels) ne sont que des exécutants d’une main invisible, celle du marché ? Je ne suis même pas sûr qu’il l’ait payé de sa poche. La même année Abbondio vendra son fonds d’investissement Sprind, dont il détenait 12%,  à De Benedetti, pour 50 à 60 milliards. Dix pour cent sont affectées à une fondation nouvellement créée. Je ne peux me défaire de l’idée que c’est cette fondation qui a acheté Fiumana. Quant à Abondio et consorts, De Benedetti les garde comme conseillers.

Des ambassadeurs de la faim à la voie des travailleurs

Ce parcours exceptionnellement long et tourmenté de cet œuvre s’achève, en 1902, avec Il Quarto Stato montré à la 1ère Quadriennale de Turin. Les modifications réitérées du titre proposé par Pellizza réflètent sa maturation politique.
Sur la génèse de l’œuvrevoir
http://www.uniter-arese.it/8_Archivio/ArchDownload/PELLIZZA%20QUARTO%20STATO.pdf
http://www.findart.it/News/Comunicati/Giuseppe-Pellizza-da-Volpedo-e-il-Quarto-Stato.-Dieci-anni-di-ricerca-appassionata.html
La foule irrépressible et pugnace de Fiumana est revêtue des habits pitoyables des Ambasciatori della fame.
ambassadeurs de la faim
L’artiste qualifiera cette approche misérabiliste «le mie idee umanitarie». Petit à petit Pellizza se rapproche du milieu militant et socialiste : il collabore au populaire Almanacco socialista et, à Milan, il fréquente les peintres Emilio Longoni et Angelo Morbelli.

Le défilé des grévistes de Fiumana troque son titre avec le solennel ‘cammino dei lavoratori’. Ce changement de titre a lieu en 1898, après les violents mouvements sociaux des « moti del pane»  de Milan, durement réprimés (400 morts et 2000 blessés). Pellizza abandonne les souffreteux protagonistes des Ambasciatori della fame. Des héros solennels se détachent de la foule anonyme. Comme l’affirme Pellizza : « È nel sacrificio del vero reale che si raggiunge la verità ideale". Le sacrifice du vrai réel est le prix pour atteindre la vérité idéale.
angelo morbelli
Jusqu’ici je n’ai pas trop insisté sur la valeur artistique. L’artiste  développe une technique pointilliste qu’on associe souvent à Georges Seurat, mais qui a été tâté par la plupart des peintres impressionnistes depuis 1880, entre autres par Van Gogh. Pellizza aussi développe un style bien à lui,  de petites touches de couleur juxtaposées plutôt que des teintes plates. Regardez cette video installée à l’aeroport Malpensa ; elle donne une très bonne idée de sa technique. On y voit aussi dans les photos aux rayons x la disparition de l’usine de Volpedo repris de Fiumana au profit d’un décor plus abstrait, et donc plus universel.
La peinture est encore fraîche à la Quadriennale de Turin en 1902. Le tableau ne reçoit pas de prix et personne ne l'achète. Idem à une exposition plus tard à Rome. En 1906 l’Exposition universelle de Milan refuse même l’oeuvre parce que trop peu optimiste. Pour Pellizza cet échec coïncide avec la mort de sa femme Teresa et le pousse au suicide en 1907, à trente-neuf ans.
En 1920 seulement,
la Galleria Pesaro de Milan celebra Pellizza da Volpedo; et un conseiller socialiste de la ville de Milan, Fausto Costa, propose l'achat grâce à une souscription publique. Il est exposé dans le château Sforzesco. Pendant le fascisme, la toile dort, enroulée dans un entrepôt. Après la Seconde Guerre mondiale il trouve une place au Palazzo Marino, dans la salle de réunion du conseil municipal. Une restauration de 1976 est rendue nécessaire par la quantité de nicotine déposée sur la toile, et permet de redécouvrir le tableau. Après plusieurs apparitions dans des expositions internationales et une première exposition à la Galerie d'Art Moderne, le quatrième État de Pellizza est finalement choisi pour orner l’entrée du musée du Novecento ouvert en 2010,

Jaurès et le quatrième ordre

Longoni L'oratore dello sciopero
Pellizza a été inspiré par l’Histoire de la Révolution française de Jean Jaurès qui venait de sortir en italien. Il voit le prolétariat comme le successeur révolutionnaire du Tiers Etat dans les révolutions bourgeoises. Jusqu’à la révolution française il y avait trois ordres : clergé, noblesse et Tiers Etat. Lors des Etats Généraux de 1789 Louis Pierre Dufourny de Villiers publie les "Cahiers du quatrième Ordre, celui des pauvres journaliers, des infirmes, des indigents, etc., l'ordre sacré des infortunés. La Nation est libre car elle délibère ;  elle ne le serait point, si tous ses membres ne jouissaient pas de toute la liberté nécessaire pour faire, par tous moyens, l'émission de leur vœu ». Defourny regrette que les Ordres n'aient pas été abolis. « Sinon, il faut faire un quatrième Ordre ».
Un siècle plus tard Jaurès écrit en 1890 lors des premières fêtes internationales du premier mai: « Le monde du travail prend conscience de lui-même, les gouvernements, jugeant habile de simuler la peur d’un bout à l’autre de l’Europe, entassent les soldats dans les casernes, les jardins grillés, les places, les carrefours. Voulant avertir le quatrième Etat de leur force, ils l’avertissent surtout de la sienne, qui sera irrésistible, s’il a le sentiment des devoirs nouveaux que lui crée une  puissance nouvelle... »  In 1969 quelqu'un lance le terme ‘quart Monde.

Il quatro State en Mussolini

Ceci dit, le terme ‘Quatrième Etat’ est un peu ambigu. L’Internationale chante : ‘nous ne sommes rien, soyons tout’. Le prolétariat ne saurait se contenter d’exister à côté des trois états de l’Ancien Régime ; il doit supprimer les trois états. C’est d’ailleurs ce que fait la révolution bourgeoise qui met tout le monde sur le même pied de citoyen. Continuer à utiliser cette notion du ‘Quatrième Etat’  montre la faiblesse idéologique du socialisme italien où tous ne rompent pas avec l’idée de ‘corporation’. C’est en jouant sur ce flou idéologique que Mussolini a pu construire son social-fascisme.
Ceci dit, sous le fascisme les œuvres de Pellizza ont été mises sous le boisseau.  En 1931 le peintre futuriste Giacomo Balla produit sa  Marcia su Roma à l’occasion du dixième anniversaire de la marche sur Rome de Mussolini. C’est la même composition que Il Quarto Stato. Mais on ne peut pas reprocher à Pellizza qu’un fasciste revisite son œuvre trente ans après sa mort. Et encore moins que les fascistes se sont accaparés du nom ‘novecento’ qui d’ailleurs n’a été associé au tableau « Il Quattro Sato » qu’avec le film de Bertolucci.
C’est l’égérie fasciste Margherita Sarfatti, qui a lancé en 1923 lors d’une exposition à Milan la mouvement ‘Novecento Italiano’, en reference aux grandes périodes de l’art italien du Quattrocento et Cinquecento (1400 et 1500).
Voilà en quelques mots l’histoire de deux œuvres qui ont marqué une époque ; peut-être encore plus notre jeunesse que le début du Novecento. Deux œuvres dont on croit spontanément qu’il s’agit de jumeaux. Or qu’entre les deux il y a toute l’histoire du jeune socialisme italien dans son évolution d’un humanitarisme à la lutte des classes…
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