Photo (énigmatique ?) de la grève de 1974
de
l’IHOES : occupation du Palais Provincial ?
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Les accords conclus lors de la grève des
femmes de 1966 renfermaient pas mal d’ambiguïtés. Au point qu’il a fallu une
nouvelle grève huit ans plus tard, en août 1974. Pourtant, cette deuxième grève
reste largement méconnue. Pourtant, selon une syndicaliste interviewée par Jeanne
Vercheval, les accords obtenus par cette grève-ci étaient aussi importants que
ceux de 1966.
C’est aussi le bilan de MT Coenen, auteure
d’un livre-phare sur la grève de 66,
pour qui, « à l’issue de ce conflit, les travailleuses obtiennent l’accès à +- 60
fonctions jusque là fermées aux femmes. Le travail à la pièce est remplacé par
le travail à la journée et de notables améliorations dans les conditions de
travail sont négociées : aménagement des locaux, nouveaux lavoirs et
modernisation des sanitaires, création de petite réfectoires » (MT
p.171).
Si objectivement les acquis de cette grève
sont comparables à celle de 1966, sa place dans la mémoire ouvrière est beaucoup
moindre. Entre autres parce que la direction de la FN a tout fait pour éviter
un remake de celle de 1966.
1974 : Les femmes font la fête font la grève ?
La journaliste féministe Éliane Boucquey décrit
ainsi le début de cette grève : « Le
lundi 19 août 1974 les ouvrières se rassemblent dans le réfectoire du Pré
Madame. Beaucoup viennent de goûter au répit des vacances, elles ne supportent
pas de reprendre le travail dans les conditions pénibles : rapidité des
cadences, condition d'hygiène, salaires de plus en plus minces vu la hausse des
prix. Les syndicats leur demandent de déposer un préavis de grève. Elles
refusent, elles partiront en grève sur l'heure et se retrouveront au Pré Madame
dans huit jours
Cette description est un peu trompeuse. Cette
grève n’est pas une fête. Elle durera trois bonnes semaines, jusqu’au 9
septembre. Et après le vote final 300 femmes déambulent dans l’usine. 40% des
femmes auraient refusées de reprendre le travail.
Un vote secret avait donné 873 OUI pour la
rentrée (53,5%), 720 non et 120 nuls. 1678 femmes avaient participé au vote.
Certaines trouvaient que 837 oui par rapport à 2500 grévistes, ce n’était pas
convaincant.
Une syndicaliste qui a vécu la grève de 1966 explique le début de la grève : « Ça commence par une cinquantaine de femmes
venant de tous les halls. Elles posaient leurs problèmes, conditions de
travail, système de taxation. Et la classification. Les femmes réclamaient une
réponse pour lundi. Le lundi, on n'avait pas de réponse. Les deux syndicats
n'avaient pas préparé l'assemblée. Tu penses bien, si tu n'es pas prête à une
assemblée de 2.500 femmes, t'es foutue, ça gueulait de tous les côtés... Un
délégué a proposé d'attendre huit jours, le temps de négocier. Tu aurais dû
entendre les délégués être traités de vendus... alors, un délégué (faut dire
que comme diplomate celui-là...) a dit : ‘eh bien si vous n'êtes pas contentes,
qu'est-ce que vous attendez pour rentrer chez vous ?’ Et voilà, il n'en fallait
pas plus. Ce jour-là, on a vu des groupes qui se formaient pour faire des
comités de grève clandestins. C'était noyauté par des gauchistes et des jeunes
des syndicats. Deux cents ouvrières environ scandant des slogans « 10 francs de
plus à l'heure » ont défilé pendant 500 mètres pour finalement investir les
locaux de la délégation syndicale où elles ont exigé, sans l'obtenir, que les
délégués prennent la tête du cortège ».
Si les deux syndicats ont été surpris lors de
cette première assemblée, malgré la présence –certes encore insuffisante – de
femmes en leur sein (chiffres), il se rattrapent assez vite en organisant trois
commissions qui étudieront l'amélioration des conditions de travail. Le 21 août
ils reprennent quelques représentantes des femmes dans ces commissions et la
direction octroie un budget de 30.000.000 FB. La priorité est donnée aux
douches — 'inexistantes jusque-là — et aux WC qui étaient restés au stade des
cabinets à pédale.
Ce budget de 30 millions montre une attitude
différente de la direction, par rapport à la rigueur manifestée en 1966. Elle
veut éviter à tout prix un combat symbolique qui deviendrait un nouvel
exemple de la discrimination des femmes.
Sur le système
de taxation et de classification aussi elle manœuvre habilement pour remplacer
la notion de ‘travail égal salaire égal’ par « A travail de valeur égale
salaire égal ». La direction voulait orienter ainsi les débats sur une reclassification,
débat somme tout assez technique vu sa complexité. On n’est plus sur un
problème de principe qui peut enflammer les foules. Formellement toute
différence de salaire selon le sexe avait été abandonnée après la grève de 66. Restait le problème de la
classification : une partie des critères utilisés était sexiste (par
exemple surévaluation de l’effort physique). Mais une partie était liée aux
diplômes et la formation technique. La direction a accepté assez vite l’accès
des femmes aux formations internes à l’usine. Quant à l’absence des femmes dans
l’enseignement technique, c’était un problème de société et pas de
l’entreprise.. Dans son « Aide Mémoire - Synthèse des propositions »
la direction explique : « On va réexaminer paritairement les métiers
féminins afin de les situer à leur vraie place dans l'échelle des salaires F.
N. En plus la direction mettra en œuvre les moyens d'accès à des professions
qualifiées ».
Quant aux revendications concernant le paiement
à la pièce (taxation), la direction propose une rémunération à la journée.
L’ouvrière est assurée du paiement de sa journée. Si la production n’est pas
atteinte, les raisons seront analysées. C’est une ouvrière moyenne qui testera
les normes et non plus quelqu’un du service taxation. La semaine sera prise
comme unité de temps pour établir la norme (Danielle Gramme p 127-128). C’est le modèle Volvo ! Je
développe se point un peu plus loin.
Beaucoup de femmes avaient sûrement l’impression
qu’on leur vendait des pommes avec des citrons…
Le 25/8 le comité d’usine accepte de soumettre
une proposition sortie de ces commissions à l’assemblée du 26 août. Une
pourtant grande pointure comme Robert Gillon (il a sa statue à la sortie de l’autoroute
à Wandre) se fait huer. Les femmes refusent et rentrent après 60 minutes.
Suite à la grève, l’usine met le 28 août 2500
travailleurs en chômage technique.
L’édito de Combat. n° 35 du 29 août exprime la déception de Gillon (« les
propositions patronales ne manquent pas d’intérêt ; luttes maximalistes »).
Cfr page 8 de ‘Combat’ sur l’assemblée: ftp://digital.amsab.be/pubs_serials/Combat_1961-1992/1974/1974-36.pdf
Le lundi 2 septembre une nouvelle assemblée
réunit 700 à 800 femmes. Charlotte Hauglustaine, dirigeante de la grève de
1966, réexplique tout. Mais l’AG reste confuse. Une femme de la cartoucherie
(500 à 600 femmes) déclare même que son secteur se retire de la grève. Huées.
Les délégués J. Namotte et N. Coenegrachts proposent nouvelle assemblée jeudi
avec vote définitif. Il y a une manif de 200 femmes à la sortie de l’AG
Le 3 septembre les fédés liégeoises des
métallos considèrent que les ouvriers de la FN doivent sortir de la confusion
par un vote démocratique le 5 septembre. Ce jour là a lieu une AG avec vote
secret (le bulletin de vote est rédigé en français, néerlandais, italien et
espagnol). Un début de manifestation pour s’opposer à la reprise réunit 100
participantes
La syndicaliste R. expliquera à J.
Vercheval: « A la F. N. ce n’est pas
fini, on est encore sur un volcan. Je te dis que si on arrête, elles ne
reprendront pas le travail. Aujourd'hui tout le monde était à son poste mais
hier, on n'était sûr de rien. Elles menaçaient d'envoyer leurs carnets
syndicaux à la gueule des délégués. Pourtant, ce qu'on vient d'obtenir, c'est
important et pour certaines d'entre nous, la classification, c'est plus
important qu'une simple augmentation (de 1 F ou de 8 F) ». (Jeanne
Vercheval, La F. N. en grève. A bâtons rompus. Quatre femmes à Herstal).
Un adversaire beaucoup plus souple
En 1974 la direction se montre beaucoup plus
souple et beaucoup plus habile qu’en 66. Elle veut éviter à tout prix un combat
sur base de principes. Ce qui prend le vent hors de voiles des militantes
féministes pourtant présentes à qui on interdit même l’accès à l’usine. Éliane
Boucquey : « une syndicaliste fut priée de sortir de l'usine, elle
n'était pas ouvrière à Herstal » . Comme en 1966 avec le comité ‘A Travail égal salaire égal’ la grève
reçoit le soutien actif du GRIF, Groupe de recherche et d'information
féministes, avec comme figure de proue Jeanne Vercheval.
La journaliste Hélène Van de Schoor aussi ‘soutient’
la grève par ses édito’s et articles dans COMBAT
n° 34 du 22/08 p8 : ftp://digital.amsab.be/pubs_serials/Combat_1961-1992/1974/1974-34.pdf
n° 37 du 12/09 son bilan des deux grèves pp4et
5 ftp://digital.amsab.be/pubs_serials/Combat_1961-1992/1974/1974-37.pdf
Elle deviendra Présidente du Conseil wallon
pour l’égalité entre hommes et femmes
Des comités de grève clandestins
La syndicaliste interviewée par J. Vercheval
parle de noyautage par des gauchistes et des jeunes des syndicats. Elle n'a pas participé au comité de grève :
« Comment veux-tu participer à un
comité de grève d'une grève que ton syndicat ne reconnaît pas ? On n'a
pas saboté. On a créé trois commissions, une sur la taxation, une sur
l'hygiène, une sur la classification. On était prêtes pour l'assemblée. Les
propositions faites étaient, à mon avis, bonnes. Il n'y a pas eu moyen
d'obtenir un vote ».
Fin
août encore délégation et direction « regrettent
les agissements néfastes des gauchistes de l’Unité dans la lutte et l’Union
Ouvrière ». Je crois en connaître un bout des group(uscul)es de l’époque,
mais Unité dans la lutte et Union Ouvrière ne me disent rien. J’ai bien retrouvé
un tract de Lutte Communiste. Et mon ami Maxime Tondeur a retrouvé des textes
de ‘Parole au Peuple’.
Il y a aussi le PCB. R. cite aussi l’exemple
d’une communiste qui déclarait : ‘c'est le moment de faire une grève politique,
maintenant qu'il y a un gouvernement de droite, il faut le faire sauter’. Selon
R., « les femmes qui ont entendu ça
étaient furieuses parce que ça détournait la lutte des femmes pour faire tomber
un gouvernement au profit des socialistes — ça non, hein — et il nous restait
des ronds de carottes. C'est une grève contre les conditions de travail
abrutissantes, pour la classification. Les gauchistes aussi voulaient ‘politiser’,
ils mélangeaient F. N., Chili, gouvernement, inflation, révolution... »
Quant aux ‘jeunes des syndicats’, nous restons
sur notre faim. Une autre syndicaliste déclare
dans la même interview : « On a
vu des jeunes militants de chez nous se laisser entraîner dans des comités de
grève clandestins. Tu tapes sur les gauchistes, mais tout n'est pas négatif.
S'ils n'étaient pas là, le syndicat s'encroûterait. »
Si pour la grève de 1966, on a réussi à
reconstituer le travail de la gauche de la gauche, avec Germaine Martens et Cécile
Draps, tout reste à faire sur ces comités de grève clandestins (au
pluriel ?) de 1974. Il faudra reprendre contact avec Estelle Krzeslo qui a
travaillé à la FN entre 1973 et 1977. Elle a ensuite été sociologue du travail
à l'ULB. Lors d’ une conférence à l'UPJB
elle a confirmé qu’il y avait un vrai
comité de grève, avec des ouvrières des deux syndicats. Certains délégués
appuyaient les revendications.
La fin d’un modèle économique et social
Cette grève de 1974 se fait dans un contexte
économique différent. La FN est déficitaire depuis 1972. Le nombre d’emplois en
1974 a légèrement baissé : 10089 emplois dont 41% de femmes. Et une petite
année plus tôt, en octobre 1973, l’usine avait connu 5 semaines de grève avec à
la clé 11 frs d’augmentations directes + diverses primes. La direction utilisera ces pertes et ces
augmentations de salaires comme argument massu contre la revendication de 10
frs.
Mais l’élément-clef est peut être les
nouvelles organisations de travail qui s’imposent après un voyage d’études de
la direction à Volvo en Suède. Après la grève de 66 le patronat – et la
direction de la FN en particulier – commence à se rendre compte que ce schéma
de salaires aux pièces a fait son temps. L’exemple le plus clair est pour moi
un lien entre la saleté et le modèle d’organisation du travail à la FN à
l’époque que fait la syndicaliste R: « Il y a un temps où on aurait mangé par terre tellement il faisait
propre. On nettoyait sa place tous les jours. On avait des seaux, des torchons,
des brosses. Le samedi matin, tout brillait. Mais maintenant... tu ne vas tout
de même pas nettoyer sur ton compte... tu ne peux pas produire moins, sinon ton
salaire diminue ! »
Dans un schéma de travail aux pièces on ne
perdra pas son temps à nettoyer. La direction propose donc en 1974 de remplacer
le travail aux pièces par un salaire journalier. Elle décide la construction d’une
nouvelle usine à Harzé qui travaillera sur un nouveau schéma. Mais ces
nouvelles méthodes sont lents à mettre en place, et rencontrent beaucoup de
résistances internes. Pour certains, Harzé n’est qu’un moyen pour libérer 4000
m2 à Herstal. Il est vrai que ça permet d’espacer un peu les machines à
Herstal. Ce calcul de salaire journalier, établi sur base du groupe, brise les
répères connus de ces femmes-machines qui ont une nouvelle fois l’impression
d’être flouées et qui réagissent par la méfiance et le refus. Ca vaudrait la
peine d’approfondir l’analyse des accords de 1974 sous cet angle là.
Comme preuve ultime de ces résistances au
changement, au moment ou les difficultés financières se feront jour en 1989, le
site de Harzé, qui était alors le plus performant, sera sacrifié. Volvo va
suivre la même politique, en arrêtant ses unités d'Uddevalla durant l'été 1993
et de Kalmar un an plus tard. Ces usines devaient révolutionner les relations
de travail. Les ouvriers, groupes en équipes, faisaient toute l'automobile et
n'étaient pas pressés par la chaîne. Ces expériences sont mises au pilori sous
l'influence de la dure lutte concurrentielle. Uddevalla est encore présenté par
les syndicats belges comme un modèle, notamment par la Centrale des
métallurgistes de Belgique (affiliée à la FGTB) lors de la journée d'études
syndicales de Melreux en mai 1993. Achevée en 1989, cette usine a une capacité
d'à peine 35.000 voitures par an. Durant sa courte existence, elle n'a jamais
dépassé un taux d'utilisation de 65%. L'usine d'Uddevalla occupe à peine 820
personnes. Il n'y avait pas de quoi en faire un modèle pour l'ensemble de
l'industrie automobile. Elle a produit quelque 80.000 véhicules
(14.000 voilures produites durant le premier
semestre 1993).
Biblio
Nous avons sur cette grève un mémoire de
Danielle Gramme, Deux grèves à la FN ; 66-74 ou le long chemin d’une
revendication (UCL 1975-76)
http://www.persee.fr/doc/grif_0770-6081_1977_num_16_1_1173_t1_0101_0000_2
et trois articles dans les Cahiers du GRIF,
Groupe de recherche et d'information féministes, dont 4 interviews d la main de
Jeanne Vercheval, http://www.avg-carhif.be/media/d_JeanneVercheval_Unengagementsocialetfministe_06636.pdf
http://www.persee.fr/doc/grif_0770-6081_1974_num_5_1_956 Éliane Boucquey numéro thématique des Cahiers
du GRIF : Les femmes font la fête font la grève Année 1974 Volume 5 Numéro 1 pp.
36-40).
http://www.persee.fr/doc/grif_0770-6081_1974_num_5_1_957
F. N. 1974 : une grève pour rien 10
Suzanne Van Rokeghem Les Cahiers du GRIF Année
1974 Volume 5 Numéro 1 pp. 40-42
http://www.persee.fr/doc/grif_0770-6081_1974_num_4_1_947
Jeanne Vercheval La F. N. en grève Les
Cahiers du GRIF Année 1974 Volume 4 Numéro 1 pp. 71-73
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