Le 21 décembre 2015 notre bourgmestre F.
Daerden a proposé au Conseil Communal un Couvre-feu pour les cafés du bas de
Herstal : du dimanche au jeudi fermeture 23h30; du vendredi au samedi 01h.
Devant une levée de boucliers des cafetiers (et leurs clients) il est revenu un
peu en arrière : les 33 cafés du centre de Herstal doivent être fermés, en
semaine, de 1 à 6h du matin, et les week-ends de 3 à 7h du matin. Pour ceux
déjà en activité, l’ordonnance ne sera d’application qu’à partir du 1 er janvier
2017, ‘le temps de pouvoir s’adapter’ (j’ajouterais : ou de crever). Nadia
Moscufo (PTB) : «Cette ordonnance est
pour nous un non-sens. Vous mettez tous les cafés dans le même sac. Mais c’est
vrai, vous leur laissez 11 mois pour organiser leur enterrement». Du côté
MR on souligne que « sur les 209 appels
passés en 22 mois, 161 le sont pour du tapage qui continuera, j’en suis sûr,
mais ailleur ; il y aura d’autres problèmes quand les cafetiers devront
mettre dehors des gens mécontents qui refuseront de partir. Ça ne fera que
créer des appels supplémentaires. » Dans la foulée la majorité compte
également s’attaquer aux commerces de nuit en veillant au strict respect des
règles en vigueur, tout en en adoptant de nouvelles (La Meuse 27/1/2016). En
désignant les night shops comme les prochaines victimes la majorité à Herstal montre
de la suite dans leurs idées. Comme moi d’ailleurs : ce blog est basé sur
une note élaboré suite à un procès intenté (et gagné) par un ami Sikh,
propriétaire d’un night shop, contre des mesures vexatoires de la ville, il y a
quelques années.
Sur les 209 appels vers la police entre
janvier 2014 et novembre 2015 il y a eu 41 procès-verbaux. Or, il fait aucune
aucune analyse de ces procès : c’est une analyse sécuritaire de bas aloi :
tapez dans le tas ; les coupables se reconnaitront. Il y a incontestablement
des problèmes de nuisances nocturnes qui demandent une analyse fine. Ce n’est
pas en faisant le matamore qu’on résoudra le problème. Et il y a probablement
des problèmes qui n’ont rien à voir avec les cafés. Avec des gens qui ne
peuvent pas se payer un café par exemple. En été 2015 on a mis des travailleurs
de rue pour résoudre les problèmes de vandalisme sur la place communale. Il me
semble que le résultat a été jugé positif.
Daerden avait expliqué à huis clos au conseil
de novembre les choses mises en place par la police suite aux attentats. Dans
les motivations il avance que sa police n’a pas les forces pour s'occuper de
cela. Ici on doit voir un lien avec le Budget et la dotation pour la Zone de
Police. En mélangeant les problèmes on ne résoudra aucun !
L’argumentation de notre bourgmestre montre
aussi une approche fondamentalement fausse de la sécurité et des moyens pour la
garantir. Cela exprime une vision néolibérale sur la ville qui s’est développée
dans l’Union Européenne en réaction aux théories développées dans la foulée de
mai 68. Dans l’approche de Daerden les cafetiers sont des ennemis et une rue
vide est sûre; dans l’approche développée par des urbanistes comme Jane Jacobs
les cafetiers sont des partenaires et une rue vivante est la meilleure garantie
pour la sécurité. C’est cela que je voudrais développer dans ce blog.
Une revalorisation de la rue face aux théories du Corbusier qui voulait la mort de la rue.
Death and Life of Great American Cities de Jane Jacobs est pour certains le livre le plus influent sur la
planification urbaine au 20ème siècle. Elle part d’une apologie de la rue :
pour elle, "il doit y avoir des yeux fixés sur la rue, venant de magasins
et de lieux publics, y compris des cafés et des restaurants dispersés le long
des trottoirs; les yeux des vendeurs de rue et des piétons". “There must be eyes
upon the street, eyes belonging to those we might call the natural proprietors
of the street. The building on a street equipped to handle strangers and to
insure the safety of both residents and strangers, must be oriented to the
street. They cannot turn they backs or blank sides on it and leave it blind“.
En français : “Il doit y avoir les yeux sur la rue, les yeux appartenant à ceux
que nous pourrions appeler les propriétaires naturels de la rue. Un bâtiment
doit être orienté vers la rue. Ces bâtiments ne peuvent pas tourner le dos à la
rue ou avoir des façades aveugles. En favorisant la moindre mobilité, on multiplie
les yeux (bars et restaurants le soir et les WE, commerces la journée)".
Cela veut dire concrètement qu’il ne faut pas
voir nos cafés (et même nos night shops) comme une source de nuisances, mais
comme une forme de contrôle social. Richard Rogers, qui en 1998 est sollicité par
le secrétaire d’Etat à l’environnement britannique pour présider l’Urban Task
Force (UTF) se réfère explicitement à Jane Jacobs. Rogers définit son modèle
urbain en réaction à la ville anglaise édifiée sous Thatcher et se donne pour
tangente immuable le « public realm
», le domaine public, ciment d’une société urbaine. Pour Rogers, «busy streets police themselves », des rues animées s’autorégulent.
Rogers s’inspire aussi du vent de contestation
qui souffla sur l’urbanisme à suite du neuvième Congrès International de
l’Architecture Moderne (CIAM) qui rompt avec les théories du Corbusier
développées lors de ses premiers congrès. « Les
CIAM confisquent à la rue sa capacité à être le théâtre de relations sociales
mixtes, la rue devient ainsi, exclusivement, un lieu servant au déplacement. La
rue corridor est pour eux une ‘vieille acception’, un concept qui doit
disparaître. ‘Les rues ne doivent plus exister; il faut créer quelque-chose qui
remplace les rues’, dit Le CORBUSIER dans ‘La Ville Radieuse’. Les nouveaux
acteurs des CIAM o reconsidèrent la rue, ignorée dans les grandes unités
d’habitations. Cela répond ainsi au constat, pragmatique, de la dégradation de
l’espace public vécu, et du dysfonctionnement des espaces projetés » (David Tieleman, faculté d'architecture – Ulgcours du 17/10/2014, la pensée de Jane Jacobs et d'Oscar Newman dans le développement des villescontemporaines).
Mais il a
fallu attendre le IXe congrès des CIAM en 1953 pour ce vent de contestation. Ce
congrès charge Team X ou encore Team Ten de préparer le Xième congrès CIAM. Ca
sera le chant de cygne des CIAM: il n’y aura pas un dixième. Le Team X se
voulait un simple lieu de réflexion, mais a en fait rompu avec la conception de
la rue des CIAM précédents. De la rue « machine
à circuler », on passe à la rue « association
humaine ». Commerces et services publics constituent les activités garantes
d’une rue animée. L’objectif de la régénération urbaine est de créer, dans le
cadre d’un dialogue avec les acteurs de la société civile, des lieux dotés
d’identité (‘places of distinction’
par opposition à ‘anywhere places’).
Néanmoins, si l’urbaniste Rogers a quelques
belles réalisations à son actif, comme le centre Pompidou à Paris, ce n’est pas
le militant. Il reçoit le titre de Lord et de nombreuses commandes publiques
juteuses. Et il est fort proche du ‘New
Labour’de Tony Blair qui instrumentalisera ses idées. Et Blair n’est pas en
rupture avec Thatcher.
Les « collectivités durables » du New Labour.
La politique des « collectivités durables » du New Labour met l’élimination de la criminalité au cœur du processus de planification. Elle
dote l'espace public d’une gamme complète des technologies de contrôle urbain,
tel qu’une vidéosurveillance omniprésente. L'Etat développe une série de
mesures punitives comme des ordonnances Anti-Social Behaviour (ASBO), en
complément des forces régulières de la loi et l'ordre.
New Labour remet en avant la vieille idée (libérale) de communautés pauvres moralement apathiques. New Labour prétend construire des communautés, basées sur les quartiers, comme base de l'ordre et de la cohésion sociale. L'État et le capital font un ‘partenariat avec ces Communautés’ conçues comme des organismes d'auto-régulation supervisé par bénévoles «leaders communautaires», où il n’y a pas de place pour les luttes d'en bas ou même de rentrer en résistance.
L'Urban Task Force veut convaincre les gens et
les organisations à prendre soin de leur environnement urbain en réveillant la
fierté civique. Cette participation communautaire doit être soutenue par des
mesures fortes face au vandalisme, graffitis, pollution sonore et d'autres
comportements anti-sociaux. Les individus sont censés surmonter l'atomisation
des relations de marché par l'acquisition d’un «capital social» à travers le développement d'un fort sentiment
d'appartenance culturelle, la responsabilité civique et la coopération mutuelle
à travers des réseaux locaux. Il ya une forte nostalgie là-dedans pour un âge
d'or (perdu) des communautés de gens ‘respectables’
de la classe ouvrière. Or, si ces communautés aient jamais existé, ils étaient
organisées autour des usines qui ont disparus. Ainsi le terme «communauté» prend
une charge négative. La communauté devient un terme utilisé par les décideurs
politiques pour les quartiers les plus pauvres, où les pauvres sont blâmés pour
leur propre situation.
L’Urban Task Force de Rogers se réfère
explicitement au modèle européen de la ville développé dans le Livre vert sur
l’environnement urbain de la Commission européenne en 1990. La Charte de
Leipzig de l’Union Européenne de 2007 continue là-dessus avec un modèle de
cohésion sociale.
La ‘Politique de la ville’ de l’union Européenne
Ce vide idéologique créé par la dissolution
des CIAM a été occupé par l’union Européenne avec sa notion ‘Politique de la
ville’. Un terme un peu trompeur puisqu’il couvrait en fait 1% seulement des
habitants des villes. Le programme «Banlieues 89» de Mitterrand par exemple voulait que les 400 communes «très riches» aident 400 quartiers en difficulté. Banlieues
89 a vu le jour après les violences des Minguettes et de La Courneuve. Pour un
de ses architectes préférés Roland Castro, c’est «civilisation urbaine ou barbarie. Soit on va se bouger sur la ville,
soit il va arriver des choses vraiment graves dans cette société, un
déchirement social ». De déchirement social il n’y a qu’un pas à « cohésion sociale ». Le même Roland
Castro a fait un plan (avorté) pour Droixhe à la demande de la ville de Liège. Son
système (cher) consistait à grignoter un peu le dessus des blocs, question de
créer une forme plus irrégulière qui pourrait évoquer un peu le skyline d’une
rue. Autrement dit, résoudre un problème social par une intervention
architecturale… Plus dans
http://hachhachhh.blogspot.be/2014/02/de-la-charte-dathenes-la-charte-de.html
Jane Jacobs a bon dos. La pauvre ne saurait
plus contredire ses usurpateurs puisqu’elle est morte en 2006 à Toronto. Les
théoriciens de L’ESPACE DEFENDABLE se réfèrent aussi à elle. La «criminologie
environnementale » postule qu’un lieu est plus sûr quand les gens qui y
résident ont un sentiment de propriété et, dès lors de responsabilité pour leur
communauté (et le lieu). Il faut donc créer le « sens du territoire » chez les
résidents : pour ça on crée les conditions matérielles (les formes) qui
permettent de poser un regard sur le tout mais aussi qui oblige les résidents à
voir, à ne plus être indifférents, et les intrus à sentir qu’ils sont
regardés. C’est une vision de la
prévention immunologique du « tissu social qui se défend lui-même » qu’il faut
« matérialiser» et « renforcer».
Mais ce genre d’instrumentalisation ne doit
pas nous étonner, et encore mois décourager de nous inspirer des théories
développées dans la mouvance de Jane Jacobs et des critiques des CIAM. Les
révolutionnaires philippins ont développé les idées d’empowerment, donner aux
communautés locales les moyens de prendre leur sort en mains. Nos gourous du
néolibéralisme ont perverti ce mot et l’ont intégré dans leur jargon. Et le
CD&V s’est même accaparé de mot ‘WIJ’, ‘NOUS’ pour faire passer leur idée
que c’est d’abord la famille et les plus proches qui doivent prendre en charge
les personnes de leur entourage qui ont un problème. Ce qui était couvert par
la sécurité sociale est refilé vers la famille. Evidemment, le CD&V se dit
le parti des familles….Conclusion
Les nuisances nocturnes sont incontestablement
un problème. Mais c’est un problème qu’on ne résout pas avec des mesures ‘Kärcher’.
Et encore moins en y mélangeant d’autres problèmes comme le budget de la
police. Problème budgétaires que les adeptes du surf sur les menaces
terroristes foulent d’ailleurs allégrement au pied en prenant des mesures aveugles
qui terniront le blason d’une ville comme Bruxelles pendant des années.
Les premiers à se rendre compte qu’il faut se
méfier de généralités sont les cafetiers mêmes. Ils ont fait le tour des cafés.
Ils se sont très vite rendus compte que les cafés à chicha montrés directement
du doigt ne sont pas des lupanars, et que les cas à problèmes se limitent à 2
ou 3.
La première chose à faire serait d’analyser
les 41 procès-verbaux rédigés suite aux 209 appels vers la police entre janvier
2014 et novembre 2015 et de rédiger un arbre des causes. C’est un exercice à la
portée de n’importe quel travailleur dans une grosse boîte qui apprend la
technique dans les cercles de qualité. Mais, s’il le fallait, on pourrait
mettre un sociologue sur le projet. On a dépensé des fonds pour des consultants
pour des causes autrement moins sérieuses.
Je suis convaincu que nos cafetiers qui sont
parfois des travailleurs sociaux de haut niveau trouveront une solution pour le
gros des problèmes soulevés. Et ils sont, comme Jane Jacobs le dit très bien,
les premiers intéressés à trouver des mesures. Et comme avec la plupart des
arbres de causes on pourra se mettre à table avec la zone de police et le
bourgmestre – voire avec des travailleurs sociaux - pour résoudre les problèmes
qui dépassent les pouvoirs et capacités d’un patron de café.
Post scriptum : on souhaiterait parfois que l’histoire se répète…
Notre bourgmestre n’a
rien inventé, avec son couvre-feu pour les cafés. Voici l’histoire du café et
du pont des XV récalcitrants à une fermeture nocturne en 1869. Au XIXième siècle on passait sur Ile Monsin par
le Wez de Mille Saucy. Herstal avait rehaussé ce gué souvent impraticable :
à chaque inondation la chétive construction fut emportée. Laloux, bourgmestre
depuis 1848, avait des terres à Monsin et fit réparer la digue à plusieurs
reprises. D’où le nom ‘pont Laloux’. Le
café à l’entrée de ce ‘pont’ ne
respectait pas toujours les heures de fermeture, à 23 heures. En 1869 le
commissaire de police verbalisa. Quinze convives furent condamnés à l’amende,
mais furent acquittés en appel. Au lendemain de cette victoire le café prenait
comme enseigne ‘Café des XV’. Et le
pont Laloux devint le pont des XV. Cette construction provisoire a été remplacée
en 1935 par le premier Pont de Milsaucy (P. Baré, Herstal en cartes
postales, TII, p.31-32).
Quinze ans plus tard, en 1886, une autre
fermeture sonnera le glas pour bourgmestre de l’époque. Edouard Wagener, cafetier au Rivage (un
quartier disparu qui se situe à l’emplacement de l’ancien pont de Wandre) est
aussi président des "Va-Nus-Pieds", la fédération liégeoise de
l'Association Internationale des Travailleurs. Le 18 mars 1886 il appelle à un
grand meeting public en commémoration du 15° anniversaire de la Commune. Ce meeting
sera le point de départ d’une bourrasque sociale qui a balayé le pays. Wagener est
arrêté; il finira aux Assises. Le bourgmestre apprend qu’une dizaine
d’individus ‘s’étaient promenés à Wandre avec drapeau
rouge et bonnet phrygien, Ils avaient chanté la Marseillaise, traversé le pont de
Herstal-Wandre et ils étaient venus manifester devant la maison occupée par la
famille du détenu Wagener. Je reçus avis
de Mr le commissaire d’arrondissement de faire fermer les cafés à 7 heures du
soir et d’interdire les rassemblements. Malgré
les ordres donnés, le café Wagener, au Rivage, était ouvert ; une visite
de Mr le commissaire de police en fit sortir plusieurs individus notoirement
connus comme adeptes de Wagener. Ils
furent conduits, sous escorte de police et de pompiers, jusqu’au-delà du pont’.
L’attitude du bourgmestre lors de cette révolte lui coûtera sa majorité aux
prochaines élections….
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