Sur l’esplanade Saint Léonard, gravé dans un bandeau d’inox,
les lettres d’un poème qui évoque les
remparts, les charbonnages, les luttes et la multiculturalité. Le tracé épouse
fidèlement la ligne de l'ancienne muraille du XIIIe siècle. C’est une des architectes de l’Esplanade qui
a fait les programmes pour le découpage au laser. L’auteur de la phrase de deux
cents mètre est le poète romancier Eugène Savitzkaya, un monument de la
littérature française: "J'ai écrit cette phrase en marchant, sur des
feuilles de papier, en tentant de trouver le rythme et la longueur. Bien sûr,
ce n'est pas un texte: cette phrase est écrite pour ceux qui, comme moi,
marchent et marcheront sur cette esplanade. On y trouve des allusions au
cosmopolitisme de Liège, à son fleuve, à ses collines si proches, à l'ancienne
prison aussi, dont les murs sont aujourd'hui abattus, et même à Charles le
Téméraire, que l'on devait plutôt nommer l'Incendiaire » (Le Soir 25/09).
Savitskaya publie aux Éditions de Minuit, une maison
d'édition qui publie de la grande littérature. Il s’explique sur cette notion
de grande littérature: « j'ai toujours
recherché des choses qui avaient du corps et dans lesquelles, même si je ne me
le disais pas comme ça, il y avait une recherche du langage. Je ne pense pas
que la difficulté de langue fait de grands livres. D'ailleurs, à un moment de
mon activité, j'ai voulu utiliser des mots simples pour me faire entendre. Je
crois qu'il faut trouver une manière simple d'écrire, mais qui embrasse toutes
les choses possibles et le plus justement la complexité de notre situation.
Mais le monde est complexe et on ne peut le résoudre simplement ».
Son texte sur l’Esplanade est sans doute d’une période où il
a réussi à «utiliser des mots simples
pour se faire entendre ». Son
texte sur l’esplanade est un texte
pour les liégeois, « liégeois des
collines et des prairies, mais aussi émigrants de toujours et nouveaux migrants ».
Le texte traduit fidèlement le concept de cette Esplanade qui malgré son
apparence austère est bourré de références historiques et autres.
Eugène Savitzkaya s’explique: « Séjournant à l'étranger ou à Bruxelles, je
suis toujours revenu à Liège. C'est une ville que j'ai appris à connaître à
travers sols et sous-sols, en la parcourant à pied, dans tous les sens. Je l'ai
quasiment cartographiée mentalement. Je faisais des promenades comme pour
recoudre ses parties déchirées, depuis ces saignées autoroutières abominables,
Burenville, la trémie Ste-Marie. Mon quartier, Agimont-Sainte-Marguerite, est
riche de populations de toutes origines, et c'est fabuleux. On y parle russe,
polonais, géorgien, tchétchène, une Nigérienne prépare des bananes Plantin au
bout de la rue...
Oui, on a écrit cette
phrase pour les Liégeois, en suivant l'ancienne muraille. C'était un peu une
utopie. Dix ans après, ça a fini par se faire, grâce à un concours, et par une
sorte d'heureux effet du hasard. Ce qui est beau sur cette place, c'est qu'elle
est vide. De l'air et du dégagement. Il faut ménager de tels espaces si l'on
veut que les gens se côtoient, vivent ensemble. Ca évite le racisme ».
Avec ça en tête, lisez le texte que j’ai transcrit sur place. Ou venez le lire sur place, en suivant le message sur l’Esplanade. Je ne garantis pas les ponctuations:
« Crête de poule ergot de coq arrête de silure pluie
soleil vents sable chaux main cœur pied sur le dur, sur le tendre, sur le sec
et sur le mouillé, sur la terra à charbon et sur la terre à vigne, sur les
branches de l’orme et du marronnier, sur la vase de la Meuse, sur limon du fond
de la darse, sur la cendre, sur la poussière de fonte, sur le poussier et la
poudre à canons, sur les chaines, les barreaux et les cent mille briques, sur
la dolomite et la calcite et vers le bois lumineux partagé d’un rempart. (ici
il manque une plaque) Contre la mort qui rôde depuis toujours, depuis le dit
Charles le soi-disant téméraire incendiaire de Bourgogne et contre les bandits
de tous bords, les hommes à tête de sanglier, les sorcières de la malepoix,
poisse, malédiction et injure. Mais aux mères de toutes les tribus des mers,
des lacs, des plaines, des cimes et des forêts, à leur persistance bénéfique, à
leurs filles et à leurs fils portant la tête sur leurs épaules et dénouant
leurs mains habiles, il n’y a que de poison sur cette terre il n’y a de
monstres nulle part, il n’y a de beauté qu’à l’œuvre, voyez le ciel et allez
comme vous voulez sur le fil de l’ancienne muraille de la ville étendue à tous
ses habitants morts, vivants et à venir, orfèvres, vignerons, retondeurs de
façades, liégeois des collines et des prairies, émigrants de toujours et
nouveaux migrants, les asturiens, libanais et libanaises, les monténégrins, les
andalous, grecs du détroit de messine de la crête et de la macédoine, anciens
yougoslaves
inauguration esplanade- photo macadam 2001 |
Le texte est bourré de références à l’histoire de cette
esplanade, dont ‘les chaines, lesbarreaux et les cent mille briques’.
Lors des Journées du patrimoine 2011, Rosario Marmol a organisé pour
la Braise une
performance théâtrale autour de ce poème. C’était une démarche de se réapproprier artistiquement l'espace
public. Et c’était
aussi un quelque sorte une première : suite à une panne de sono lors de
l’inauguration en 2003 ce poème n’avait pas encore été lu sur l’esplanade.
Et
en 2013, lors d’une balade organisée pour des primo-arrivants, avec mon ami
Pierre Etienne, j’ai parcouru ce bandeau et j’ai eu un franc succès à la fin,
avec les « émigrants de toujours et nouveaux migrants,
les asturiens, libanais et libanaises, les monténégrins, les andalous, grecs du
détroit de messine de la crête et de la macédoine, anciens yougoslaves de la
Croatie, les portugaises les polonaises
juifs de Biélorussie et de partout,
Marocains du nord et du sud, Bosniaques de Sarajevo, Camerounais,
congolais et congolaises, Turcs de l’Anatolie d’Ankara d’Istamboul et
d’ailleurs. Les italiens, les napolitaines et les siciliennes, Albanaises de Milan,
africains du bord du Niger, enfants de la corne d’abondance et du grand navire
terraqué ». Même s’il dans mon groupe les Kényans et les
Tchétchènes sont restés sur leur faim; pas
tout à fait puisque le texte est aussi dédicacé aux embarqués sur ‘le navire terraqué’. Ce qui
nous rappelle qu’Eugène Savitskaya fait parfois aussi « une recherche du langage ». Terraqué :
Qui est composé de terre et d’eau. Le globe terraqué : Le globe que nous
habitons. Ne vous sentez pas complexé : il m’a fallu
aussi demander à googleman. Ce mot ne fait pas (encore ?) partie du vocabulaire de base. Et sûrement
pas du vocabulaire des primoarrivants…
châtaignier remarquable pré Fabry (photo FK) |
Un peu plus loin, j’ai aussi senti une certaine émotion avec
le même groupe dans l’enclos de fusillés, avec ces croix marquées des drapeaux
de dizaine de pays, parfois sans nom. Il faut avouer que pour le reste je suis
passé dans le décor avec mes primoarrivants. Comment dire quelque chose sur le
charbonnage de Bâneux à quelqu’un qui ne sait pas ce qu’est un charbonnage. Là où j’ai réussi à éveiller leur curiosité,
c’est à propos du châtaignier remarquable du pré Fabry, même si mon explication se limitait à la possibilité de les griller…
En guise de
conclusion, ce petit texte de Savitskaya sur le centre fermé de Vottem.
"Aux abords des autoroutes, on fait dormir
des êtres humains derrière de hautes clôtures électrifiées, des gens qui ne
sont pourtant ni voleurs ni tueurs et qu'aucune magistrature ordinaire ne
pourrait condamner. A Liège, c'est dans une caserne de la gendarmerie
soigneusement entourée de hautes clôtures qu'on enferme ceux qui, venant de pays
ravagés par la scélératesse et le cynisme des grands marchands d'armes et de
leurs sbires locaux, demandent protection et asile.
Là, flotte le drapeau
belge.
Pour la parade, la
toque des magistrats est garnie de plumes d'autruche"
(Fou trop poli, Ed. de Minuit, p.34)
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