La piscine de Roubaix est le premier musée
provincial du top 10 français, avec ses 200.000 visiteurs par an. Au moment où
à Liège on a fait hors de deux musées un demi musée (le Mamac et le musée de
l’art wallon sont fusionnés dans le BAL), et où s'est ouvert le Mnema dans l'ancienne piscine de la Sauvenière, ça me semble intéressant d’analyser
les raisons de ce succès, pour la moitié de ce qu’on a mis dans le Grand
Curtius (60.000 visiteurs).
Pourtant, Roubaix est parti de rien. Son musée
des beaux arts n’avait pas rouvert après la guerre. Et ses collections sont
celles d’un musée provincial, largement en dessous des collections liégeoises. La
majorité politique centriste à la base du projet n’est pas particulièrement
inspirée. Elle baptise le nouveau musée de «Musée d'Art et d'Industrie
André Diligent », un nom impossible
qui veut honorer son maire André Diligent de son vivant. Ceci dit, le flêchage
reprend « La Piscine ». A Liège on a très vite abandonné le nom EMAHL
(Ensemble Muséal d'Art et d'Histoire de Liège) pour le Grand Curtius…
Mais malgré ces handicaps Roubaix a réussi son
pari. La première explication est le bon choix d’un bâtiment à forte charge
émotionnelle. Roubaix a choisi d’installer son musée dans ce qui avait été « la
plus belle piscine de France », construite par une municipaliste socialiste en
1932 et fermée en 1985 parce que le chlore avait rongé les armatures de la
voûte. Des générations de travailleurs y avaient nagé ou pris un bain dans ce
temple hygiéniste, qui voulait théatraliser le sens du service public.. Roubaix
a réussi à transmettre cet aura à son musée.
En 1980, Roubaix était la seule ville de
France de 100 000 habitants à ne pas avoir de musée. En 1989, Bruno Gaudichon est
embauché à Roubaix pour y faire renaître le musée. Il avait été conservateur
d’un musée à Poitiers, sans faire beaucoup de vagues. Et il n’a toujours pas
publié beaucoup sur les principes de muséologie qui l’ont guidé. Mais il a le
flair : il propose cette piscine fatiguée. Il y a des débats passionnés en
conseil municipal sur le coût des travaux : 18 millions d'euros (à Liège le budget
initial CIAC était de 23.568.415,50€, mais la ville n’a pas trouvé de
partenaire privé à ce prix). En 1990, le conseil municipal et la direction des
musées de France acceptent le projet. Voici le récit de Bruno Gaudichon: « Au début de la guerre, les collections de Roubaix sont emballées et
protégées, et à la Libération l’Etat décide de ne plus rouvrir. Dans les
facteurs qui ont motivé le choix de la piscine, il y avait l’attachement de la
population. Dans une ville de fracture sociale comme l’était Roubaix, une ville
sans classe moyenne, avec à la fois d’énormes fortunes et une population très
pauvre, il y avait très peu de lieux publics partagés par tous, et la piscine
était l’un d’entre eux. Il est plus facile pour les gens de revenir dans un
lieu qu’ils ont fréquenté pendant des années, pour découvrir son nouvel usage,
et y prendre plaisir, alors que la démarche d’aller dans un lieu culturel
inconnu est plus difficile, du moins pour certains. L’ensemble a été conçu
comme un projet de service public pour les habitants de la ville ».
Un ‘musée solidaire’
la piscine vue du ciel |
Ce projet de ‘musée solidaire’ est confié à l'architecte
Jean-Paul Philippon qui n’essaye pas d’imposer ses idées mais réussit à
traduire le projet dans un bâtiment qui sauvegarde le maximum de la piscine.
L'inauguration du musée a lieu en octobre
2001. Le succès est au rendez-vous avec depuis 10 ans 200.000 visiteurs par an.
Pourtant, les collections n’ont rien
d’extraordinaire : ils rassemblent celles du musée industriel de Roubaix
qui était installé de 1889 à 1940 dans les bâtiments de l’École nationale
supérieure des arts et industries textiles et celles du musée municipal
consacré au peintre Jean-Joseph Weerts qui se trouvaient de 1924 à 1968 au
rez-de-chaussée de l’hôtel de ville. Les deux collections avaient été depuis la
guerre stockées et largement oubliées.
Ajouter une légende |
Ce succès est d’abord dû à une mobilisation
populaire très large ; pas une fausse campagne menée par des agences de
com, mais un travail en profondeur pour intéresser la population à son
patrimoine artistique. En 1990 on ouvre une salle de préfiguration. La conservation du musée travaille sur la médiation culturelle et sur
l'ouverture du musée aux jeunes publics. Chaque matin la salle de préfiguration
et la salle d’expositions temporaires devenaient des terrains de jeux et de
découvertes réservés à des groupes d’enfants. Le succès du dispositif a contraint
le musée à sortir de ses murs pour conduire dans des crêches et les écoles des
projets plus approfondis. Un album de jeux « amusez vous, allez au
musée » permettait à ces jeunes de gagner des cartes postales qui
apportaient à la maison des images des collections du musée. Le Centre Culturel
du mercredi, installé par le musée dans une école volontaire, permettait à une
cinquantaine d’enfants de découvrir quelques pratiques artistiques
traditionnelles. Le musée en vitrines a prêté des œuvres dans les étals ouverts
sur la ville. En 1995 Bruno Gaudichon commande un court-métrage « Rendez
vous au lion » à Colette Portal. Elle décrit son film sur son site dans ce
qui est un vrai poème :
« Photos
de la piscine en l’état, avec l’eau glauque des ébats passés.
Mémoire du bruit de l’eau crachée, de l’écho des cris d’enfants, des rendez-vous.
Pour le tournage, story-board construit autour de l’architecture.
Dessins volontairement réalistes, archéologiques, pour souligner sa particularité.
En 2003, tous les Arts se retrouvent, dans l’harmonie d’un espace retrouvé.
Lente déambulation autour du bassin restitué, transformé en un plan d’eau sans ride.
Miroir dans lequel se reflètent les sculptures sorties de leur gangue de poussière, et des années cachées au fond des réserves secrètes.
La pensée s’envole au milieu des cris d’enfants, et plonge ».
Mémoire du bruit de l’eau crachée, de l’écho des cris d’enfants, des rendez-vous.
Pour le tournage, story-board construit autour de l’architecture.
Dessins volontairement réalistes, archéologiques, pour souligner sa particularité.
En 2003, tous les Arts se retrouvent, dans l’harmonie d’un espace retrouvé.
Lente déambulation autour du bassin restitué, transformé en un plan d’eau sans ride.
Miroir dans lequel se reflètent les sculptures sorties de leur gangue de poussière, et des années cachées au fond des réserves secrètes.
La pensée s’envole au milieu des cris d’enfants, et plonge ».
On fait des recrutements anticipés à l’image
de la ville plurielle. Anticipation forcée, puisque l’ouverture du musée est
précédée de la fermeture de deux entreprises emblématiques, le Peignage Amedée et la Lainière de Roubaix. On
a associé des hommes et femmes de la
cellule de reconversion au projet.
On retrouve cette démarche dans le projet
muséal. Le plus impressionnant est la galerie de sculptures, aménagée comme un
jardin dans le vide de l'ancien bassin, autour d'une lame d'eau préservée et
près de la lumineuse mosaïque à décor aquatique dessinée par Albert Baert en
1932.
Le Parcours des 5 sens comprend entre autres
une séquence auditive reproduisant les cris des enfants jouant dans la piscine.
Durant une vingtaine de secondes, le visiteur est plongé dans l’ambiance de la
piscine.
Trois grands ateliers développent une animation. Les animateurs du musée imaginent
des"malles à jeux" à partir des collections présentées, qui donnent
aux enfants l'occasion de profiter pleinement d'une visite autonome.
un nouveau costume atypique: la veste de travaiml |
Le dessin des costumes des agents de ce musée est
à l’image de la ville des cols bleus : à l’occasion de ses 10 ans, en 2011, le Musée commande à l’équipe de Mode et Arts
du Futur de créer un nouveau costume atypique dans la stratosphère culturelle
française. Ce costume a repris des symboles forts de l’histoire du lieu et de
Roubaix, la veste de travail, revu dans une toile natté de marin, avec des
broderies et porté avec une marinière.
Ce projet est donc l'aboutissement d'une
réflexion nourrie de l'étude des collections et d'une connaissance des attentes d'un
public patiemment conquis durant les huit années de fonctionnement d'une salle
de préfiguration, au rez-de-chaussée de l'Hôtel de Ville. Cet attachement
populaire va permettre d'humaniser le projet du musée qui, ailleurs, serait
sans doute apparu à beaucoup comme une provocation et aurait peiné à trouver
son public.
Les collections
Filature de la Redoute -Roubaix- catalogue 1929 |
Plusieurs collections sont présentées au
public dans cet écrin Art Déco: des livres d'échantillons textiles regroupant
la production française de 1835 à environ 1940, plusieurs centaines de milliers
de pièces de tissu allant de l'Egypte à nos jours. Ce fonds, constitué au
départ pour servir de modèle aux industriels, suscite aujourd'hui l'intérêt du
monde professionnel de la mode et de la distribution textile (la Redoute, c’est
Roubaix).
Les seuls Picasso sont des céramiques, à côté d’une collection de la Manufacture Nationale de
Sèvres.
Dans les fonds beaux-arts il y a des Camille
Claudel, Dominique Ingres, Kees van Dongen… Mais, si les ‘noms’ sont rares, le
plus intéressant est la mise en valeur des artistes du coin, comme Rémy Cogghe, né en 1854 à Mouscron, rue de Tourcoing. Son père quitte la Belgique pour travailler
à la filature à Roubaix. Ses tableaux sont des petites
perles d'anecdotes,
comme cette fouille en douane
d'une femme dont le douanier doit palper les
jupes. ‘Combat de coqs’ et ‘Madame reçoit’ sont des chefs d’œuvre dans leur genre.
Ajouter une légende |
Jean-Joseph Weerts ussi est fils d’un belge, républicain de
surcroit. La Mort de Marat lui avait valu la Légion d'honneur en 1883 et probablement sa place au
Cimetière du Père-Lachaise à Paris. Marat n'est pas une figure consensuelle. Le 13
juillet 1793, Marat avait été assassiné par Charlotte Corday, une jeune fille
proche des Girondins. Son corps est transféré au Panthéon. David est le premier
à peindre l'Ami du peuple, avec son épitaphe sobre "A Marat. David". Associé
à la Terreur, la dépouille de Marat est retirée du Panthéon après la chute de
Robespierre. Le tableau de Weerts date de la IIIe République (c'est en 1880 que
le 14 juillet devient fête nationale), et fait partie du combat engagé autour
de la mémoire de la Révolution française. Et puis il y a cette terrible "chasse au nègre" de 1889 de Félix Martin , où l'homme est ici
clairement un gibier livré aux chiens. Cette oeuvre militante a été terriblement massacrée quand à la demande du président de l’institut
colonial français une inscription est enlevée ‘au bénéfice de la conscience nationale et de la doctrine coloniale’.
Le site de la piscine ne nous apprend pas le texte de cette inscription. Elle
mériterait d’être restaurée parce que certaines réactions sur facebook montrent
que les gens voient cet œuvre au premier degré, et s’indignent qu’on ose
exposer un tel trophée de chasse !
Félix Martin est un artiste méconnu. Il était un
ancien élève de l'Institut national des jeunes sourds pour qui il a fait une statue de l'abbé de l'Epée (1879), précurseur de
l'enseignement spécialisé dispensé aux sourds. Il avait développé à partir de
sa situation personnelle une vive indignation pour toute injustice. Rappelons
que le décret d'abolition de l'esclavage en France et dans les colonies
françaises (Guadeloupe, Martinique, Réunion, Guyane, Sénégal) date de 1848 seulement
et que ce n’est qu’en 1865 que les États-Unis promulguent le 13e amendement
interdisant l'esclavage, après une terrible guerre civile...
La Piscine a aussi un budget ‘acquisitions’
qu’elle utilise à bon escient. C’est ainsi qu’elle achète en 1991 Attila et la horde des Huns
L’historique de la piscine
Mort de Marat - Piscine Roubaix |
Il est intéressant de faire un peu
l’historique de cette piscine emblématique.
En 1922, le maire de Roubaix, Jean-Baptiste Lebas charge l'architecte Albert Baert de
construire cette piscine, qu’il voulait symbole de l'idéal socialiste,de la
mixité sociale, de l'hygiène pour tous, et du beau.
Lebas lisait Karl Marx dans le texte. En 1912 il rafle la mairie à l'industriel Eugène Motte. Roubaix est la
ville aux 1000 cheminées ; à l’époque la ville compte 1500 courées. Il est
le premier à faire construire 775 Habitations à bon marché (HBM). Lors du
congrès de Tours en 1920, il s'oppose aux partisans de la IIIe Internationale,
mais s'oppose aussi au «néosocialisme» autoritaire de Déat, dont la dérive
fascisante s'amorce.
En 1936, il a en tant que ministre du Travail
la lourde tâche de transcrire en actes législatifs le programme social du Front
populaire : semaine de 40 heures et congés payés. Déchu de ses fonctions
par le régime de Vichy, il appelle dès août 1940 à la résistance. En 1941,
Lebas est arrêté par la police allemande. Condamné à trois ans travaux forcés,
il meurt d'épuisement dans les camps.
L’architecte Baert développe une conception
assez bourgeoise et élitiste de la piscine, avec un peu d’Art déco. Baert est
aussi maçon, franc maçon. S’il s’inspire pour sa piscine du plan d’une abbaye, avec
un cloître-jardin et le bassin de natation comme grande nef éclairé de vitraux
qui symbolisent le soleil levant et le soleil couchant, son bâtiment fourmille
aussi de clins d'oeil à la franc-maçonnerie.
Mais il a surtout réussi un exploit
architectural. Le terrain mis à sa disposition était composé de jardins privés
au cœur d’un ilot, avec comme accès une petite ruelle, encadré par une usine
textile, l’Institut Sévigné et des maisons patriciennes. Baert répond à ce défi
en mettant au bout de ce long boyau une façade étonnante encore visible
aujourd’hui. Il arrive à nous faire oublier l’étroitesse du boyau dont il
dispose en le transformant en une suite de salles qui débouchent sur un foyer
lumineux avec à notre droite le jardin et dans le fond le bassin de natation.
bains dunkercquois |
Baert
construit aussi les Bains dunkercquois dans un style néo-mauresque, très en vogue à la fin du XIXème siècle. L’Empire
colonial est à son apogée et l’Europe se tourne vers l’Orient. Artistes et
artisans sont nombreux à rechercher l’inspiration en Turquie, en Espagne, au
Maroc ou en Algérie. L’édifice, doté d’une coupole et d’une cheminée, fait
penser à un minaret. Un siècle plus tard, tout allusion à un minaret est tabou.
A Liège en 2013 le CCATM se pose des
questions sur un auvent trop ‘visible’ pour une mosquée Rue des Pitteurs…
Biblio
La Piscine - Musée D'art Et D'industrie De
Roubaix Collectif
http://annagaloreleblog.blogs-de-voyage.fr/2009/10/05/la-piscine-de-roubaix/
http://annagaloreleblog.blogs-de-voyage.fr/wp-content/blogs.dir/1538/files/2009/10/1841254814.jpg
Théodore RIVIÈRE. Attila et la horde des Huns (1897). Bronze.
http://nouvellefeuille.canalblog.com/archives/2012/09/07/25053606.html
Rencontre avec Bruno Gaudichon, conservateur de La Piscine
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