lundi 24 mars 2014

La piscine de Roubaix: les raisons de ce succès

La piscine de Roubaix est le premier musée provincial du top 10 français, avec ses 200.000 visiteurs par an. Au moment où à Liège on a fait hors de deux musées un demi musée (le Mamac et le musée de l’art wallon sont fusionnés dans le BAL), et où s'est ouvert le Mnema dans l'ancienne piscine de la Sauvenière, ça me semble intéressant d’analyser les raisons de ce succès, pour la moitié de ce qu’on a mis dans le Grand Curtius (60.000 visiteurs).
Pourtant, Roubaix est parti de rien. Son musée des beaux arts n’avait pas rouvert après la guerre. Et ses collections sont celles d’un musée provincial, largement en dessous des collections liégeoises. La majorité politique centriste à la base du projet n’est pas particulièrement inspirée. Elle baptise le nouveau musée de «Musée d'Art et d'Industrie André Diligent »,  un nom impossible qui veut honorer son maire André Diligent de son vivant. Ceci dit, le flêchage reprend « La Piscine ». A Liège on a très vite abandonné le nom EMAHL (Ensemble Muséal d'Art et d'Histoire de Liège) pour le Grand Curtius…
Mais malgré ces handicaps Roubaix a réussi son pari. La première explication est le bon choix d’un bâtiment à forte charge émotionnelle. Roubaix a choisi d’installer son musée dans ce qui avait été « la plus belle piscine de France », construite par une municipaliste socialiste en 1932 et fermée en 1985 parce que le chlore avait rongé les armatures de la voûte. Des générations de travailleurs y avaient nagé ou pris un bain dans ce temple hygiéniste, qui voulait théatraliser le sens du service public.. Roubaix a réussi à transmettre cet aura à son musée.
En 1980, Roubaix était la seule ville de France de 100 000 habitants à ne pas avoir de musée. En 1989, Bruno Gaudichon est embauché à Roubaix pour y faire renaître le musée. Il avait été conservateur d’un musée à Poitiers, sans faire beaucoup de vagues. Et il n’a toujours pas publié beaucoup sur les principes de muséologie qui l’ont guidé. Mais il a le flair : il propose cette piscine fatiguée. Il y a des débats passionnés en conseil municipal sur le coût des travaux :  18 millions d'euros (à Liège le budget initial CIAC était de 23.568.415,50€, mais la ville n’a pas trouvé de partenaire privé à ce prix). En 1990, le conseil municipal et la direction des musées de France acceptent le projet. Voici le récit de Bruno Gaudichon: « Au début de la guerre, les collections de Roubaix sont emballées et protégées, et à la Libération l’Etat décide de ne plus rouvrir. Dans les facteurs qui ont motivé le choix de la piscine, il y avait l’attachement de la population. Dans une ville de fracture sociale comme l’était Roubaix, une ville sans classe moyenne, avec à la fois d’énormes fortunes et une population très pauvre, il y avait très peu de lieux publics partagés par tous, et la piscine était l’un d’entre eux. Il est plus facile pour les gens de revenir dans un lieu qu’ils ont fréquenté pendant des années, pour découvrir son nouvel usage, et y prendre plaisir, alors que la démarche d’aller dans un lieu culturel inconnu est plus difficile, du moins pour certains. L’ensemble a été conçu comme un projet de service public pour les habitants de la ville ».

Un ‘musée solidaire’

la piscine vue du ciel
Ce projet de ‘musée solidaire’ est confié à l'architecte Jean-Paul Philippon qui n’essaye pas d’imposer ses idées mais réussit à traduire le projet dans un bâtiment qui sauvegarde le maximum de la piscine.
L'inauguration du musée a lieu en octobre 2001. Le succès est au rendez-vous avec depuis 10 ans 200.000 visiteurs par an.
Pourtant, les collections n’ont rien d’extraordinaire : ils rassemblent celles du musée industriel de Roubaix qui était installé de 1889 à 1940 dans les bâtiments de l’École nationale supérieure des arts et industries textiles et celles du musée municipal consacré au peintre Jean-Joseph Weerts qui se trouvaient de 1924 à 1968 au rez-de-chaussée de l’hôtel de ville. Les deux collections avaient été depuis la guerre stockées et largement oubliées.
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Ce succès est d’abord dû à une mobilisation populaire très large ; pas une fausse campagne menée par des agences de com, mais un travail en profondeur pour intéresser la population à son patrimoine artistique. En 1990 on ouvre une salle de préfiguration. La conservation du musée travaille sur la médiation culturelle et sur l'ouverture du musée aux jeunes publics. Chaque matin la salle de préfiguration et la salle d’expositions temporaires devenaient des terrains de jeux et de découvertes réservés à des groupes d’enfants. Le succès du dispositif a contraint le musée à sortir de ses murs pour conduire dans des crêches et les écoles des projets plus approfondis. Un album de jeux «  amusez vous, allez au musée » permettait à ces jeunes de gagner des cartes postales qui apportaient à la maison des images des collections du musée. Le Centre Culturel du mercredi, installé par le musée dans une école volontaire, permettait à une cinquantaine d’enfants de découvrir quelques pratiques artistiques traditionnelles. Le musée en vitrines a prêté des œuvres dans les étals ouverts sur la ville. En 1995 Bruno Gaudichon commande un court-métrage « Rendez vous au lion » à Colette Portal. Elle décrit son film sur son site dans ce qui est un vrai poème :  
« Photos de la piscine en l’état, avec l’eau glauque des ébats passés.
Mémoire du bruit de l’eau crachée, de l’écho des cris d’enfants, des rendez-vous.
Pour le tournage, story-board construit autour de l’architecture.
Dessins volontairement réalistes, archéologiques, pour souligner sa particularité.
En 2003, tous les Arts se retrouvent, dans l’harmonie d’un espace retrouvé.
Lente déambulation autour du bassin restitué, transformé en un plan d’eau sans ride.
Miroir dans lequel se reflètent les sculptures sorties de leur gangue de poussière, et des années cachées au fond des réserves secrètes.
La pensée s’envole au milieu des cris d’enfants, et plonge
 ».
On fait des recrutements anticipés à l’image de la ville plurielle. Anticipation forcée, puisque l’ouverture du musée est précédée de la fermeture de deux entreprises emblématiques,  le Peignage Amedée et la Lainière de Roubaix. On a associé des  hommes et femmes de la cellule de reconversion au projet.
On retrouve cette démarche dans le projet muséal. Le plus impressionnant est la galerie de sculptures, aménagée comme un jardin dans le vide de l'ancien bassin, autour d'une lame d'eau préservée et près de la lumineuse mosaïque à décor aquatique dessinée par Albert Baert en 1932.
Le Parcours des 5 sens comprend entre autres une séquence auditive reproduisant les cris des enfants jouant dans la piscine. Durant une vingtaine de secondes, le visiteur est plongé dans l’ambiance de la piscine.
Trois grands ateliers développent une animation. Les animateurs du musée imaginent des"malles à jeux" à partir des collections présentées, qui donnent aux enfants l'occasion de profiter pleinement d'une visite autonome. 
un nouveau costume atypique: la veste de travaiml
Le dessin des costumes des agents de ce musée est à l’image de la ville des cols bleus : à l’occasion de ses 10 ans, en 2011, le Musée commande à l’équipe de Mode et Arts du Futur de créer un nouveau costume atypique dans la stratosphère culturelle française. Ce costume a repris des symboles forts de l’histoire du lieu et de Roubaix, la veste de travail, revu dans une toile natté de marin, avec des broderies et porté avec une marinière.
Ce projet est donc l'aboutissement d'une réflexion nourrie de l'étude des collections et d'une connaissance des attentes d'un public patiemment conquis durant les huit années de fonctionnement d'une salle de préfiguration, au rez-de-chaussée de l'Hôtel de Ville. Cet attachement populaire va permettre d'humaniser le projet du musée qui, ailleurs, serait sans doute apparu à beaucoup comme une provocation et aurait peiné à trouver son public.
Les collections
Filature de la Redoute -Roubaix- catalogue 1929 
Plusieurs collections sont présentées au public dans cet écrin Art Déco: des livres d'échantillons textiles regroupant la production française de 1835 à environ 1940, plusieurs centaines de milliers de pièces de tissu allant de l'Egypte à nos jours. Ce fonds, constitué au départ pour servir de modèle aux industriels, suscite aujourd'hui l'intérêt du monde professionnel de la mode et de la distribution textile (la Redoute, c’est Roubaix).

Les seuls Picasso sont des céramiques, à côté d’une collection de la Manufacture Nationale de Sèvres.
Dans les fonds beaux-arts il y a des Camille Claudel, Dominique Ingres, Kees van Dongen… Mais, si les ‘noms’ sont rares, le plus intéressant est la mise en valeur des artistes du coin, comme Rémy Cogghe, né en 1854 à Mouscron, rue de Tourcoing. Son père quitte la Belgique pour travailler à la filature à Roubaix. Ses tableaux sont des petites
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perles d'anecdotes, comme cette fouille en douane d'une femme dont le douanier doit palper les jupes. ‘Combat de coqs’ et ‘Madame reçoit’   sont des chefs d’œuvre dans leur genre.
Jean-Joseph Weerts ussi est fils d’un belge, républicain de surcroit. La Mort de Marat lui avait valu la Légion d'honneur en 1883 et probablement sa place au Cimetière du Père-Lachaise à Paris. Marat n'est pas une figure consensuelle. Le 13 juillet 1793, Marat avait été assassiné par Charlotte Corday, une jeune fille proche des Girondins. Son corps est transféré au Panthéon. David est le premier à peindre l'Ami du peuple, avec son épitaphe sobre "A Marat. David". Associé à la Terreur, la dépouille de Marat est retirée du Panthéon après la chute de Robespierre. Le tableau de Weerts date de la IIIe République (c'est en 1880 que le 14 juillet devient fête nationale), et fait partie du combat engagé autour de la mémoire de la Révolution française. Et puis il y a cette terrible "chasse au nègre" de 1889 de Félix Martin , où l'homme est ici clairement un gibier livré aux chiens. Cette oeuvre militante a été terriblement massacrée quand à la demande du président de l’institut colonial français une inscription est enlevée ‘au bénéfice de la conscience nationale et de la doctrine coloniale’. Le site de la piscine ne nous apprend pas le texte de cette inscription. Elle mériterait d’être restaurée parce que certaines réactions sur facebook montrent que les gens voient cet œuvre au premier degré, et s’indignent qu’on ose exposer un tel trophée de chasse ! 
Félix Martin est un artiste méconnu. Il était un ancien élève de l'Institut national des jeunes sourds pour qui il a fait une statue de l'abbé de l'Epée (1879), précurseur de l'enseignement spécialisé dispensé aux sourds. Il avait développé à partir de sa situation personnelle une vive indignation pour toute injustice. Rappelons que le décret d'abolition de l'esclavage en France et dans les colonies françaises (Guadeloupe, Martinique, Réunion, Guyane, Sénégal) date de 1848 seulement et que ce n’est qu’en 1865 que les États-Unis promulguent le 13e amendement interdisant l'esclavage, après une terrible guerre civile...
La Piscine a aussi un budget ‘acquisitions’ qu’elle utilise à bon escient. C’est ainsi qu’elle achète en  1991 Attila et la horde des Huns

L’historique de la piscine

Mort de Marat - Piscine Roubaix
Il est intéressant de faire un peu l’historique de cette piscine emblématique.
En 1922, le maire de Roubaix, Jean-Baptiste Lebas charge l'architecte Albert Baert de construire cette piscine, qu’il voulait symbole de l'idéal socialiste,de la mixité sociale, de l'hygiène pour tous, et du beau.
Lebas lisait Karl Marx dans le texte.  En 1912 il rafle la mairie à  l'industriel Eugène Motte. Roubaix est la ville aux 1000 cheminées ; à l’époque la ville compte 1500 courées. Il est le premier à faire construire 775 Habitations à bon marché (HBM). Lors du congrès de Tours en 1920, il s'oppose aux partisans de la IIIe Internationale, mais s'oppose aussi au «néosocialisme» autoritaire de Déat, dont la dérive fascisante s'amorce.
En 1936, il a en tant que ministre du Travail la lourde tâche de transcrire en actes législatifs le programme social du Front populaire : semaine de 40 heures et congés payés. Déchu de ses fonctions par le régime de Vichy, il appelle dès août 1940 à la résistance. En 1941, Lebas est arrêté par la police allemande. Condamné à trois ans travaux forcés, il meurt d'épuisement dans les camps.
L’architecte Baert développe une conception assez bourgeoise et élitiste de la piscine, avec un peu d’Art déco. Baert est aussi maçon, franc maçon. S’il s’inspire pour sa piscine du plan d’une abbaye, avec un cloître-jardin et le bassin de natation comme grande nef éclairé de vitraux qui symbolisent le soleil levant et le soleil couchant, son bâtiment fourmille aussi de clins d'oeil à la franc-maçonnerie.
Mais il a surtout réussi un exploit architectural. Le terrain mis à sa disposition était composé de jardins privés au cœur d’un ilot, avec comme accès une petite ruelle, encadré par une usine textile, l’Institut Sévigné et des maisons patriciennes. Baert répond à ce défi en mettant au bout de ce long boyau une façade étonnante encore visible aujourd’hui. Il arrive à nous faire oublier l’étroitesse du boyau dont il dispose en le transformant en une suite de salles qui débouchent sur un foyer lumineux avec à notre droite le jardin et dans le fond le bassin de natation.
bains dunkercquois
Baert  construit aussi les Bains dunkercquois dans un style néo-mauresque, très en vogue à la fin du XIXème siècle. L’Empire colonial est à son apogée et l’Europe se tourne vers l’Orient. Artistes et artisans sont nombreux à rechercher l’inspiration en Turquie, en Espagne, au Maroc ou en Algérie. L’édifice, doté d’une coupole et d’une cheminée, fait penser à un minaret. Un siècle plus tard, tout allusion à un minaret est tabou.  A Liège en 2013 le CCATM se pose des questions sur un auvent trop ‘visible’ pour une mosquée Rue des Pitteurs…

Biblio

La Piscine - Musée D'art Et D'industrie De Roubaix Collectif
http://nouvellefeuille.canalblog.com/archives/2012/09/07/25053606.html Rencontre avec Bruno Gaudichon, conservateur de La Piscine



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