Ce 14 décembre 2013 j’ai guidé une visite à
l'exposition «L’affiche communiste» pour la Braise et l’Inem (Institut d’Etudes
Marxistes). Me voici avec mon pote Fons Moerenhout (témoin à mon mariage)
devant l’affiche dans une des toiles d’une dizaine de m2 réalisées par le groupe
Forces Murales à l’occasion du 30° anniversaire du Parti Communiste, au Heysel,
en 1951. Le groupe voulait des « fresques
portatives, des toiles qui ont comme vocation de voyager de manifestation en
manifestation ». Les toiles sont en effet faciles à enrouler, à
transporter et à accrocher. Ce qui a permis cinquante ans plus tard à Anne Morelli
d’accrocher une de ces toiles dans son expo «Affiches communistes en Belgique».
En 2009 le Musée d’Art Wallon (aujourd’hui
Beaux Arts Liège) organisait dans les mêmes locaux une expo “Forces Murales".
Trois mousquetaires, Edmond Dubrunfaut, Roger Somville et Louis Deltour espèrent avec leurs œuvres murales rendre
l’art accessible à tous. La peinture de chevalet serait trop conditionnée par
les forces du marché. Leur manifeste veut
‘la création d’un art à placer à
la portée de tous’. Dans les années 20 une série de peintres soviétiques avaient
essayé de se libérer du ‘chevalet’.
Ils créent des "tableaux mouvants",
des trains d'agitation couverts de peintures, des tramways d'agitation. Le
peintre soviétique Brodski écrit en 1928: "Le nouveau tableau sort de sa prison, des quatre murs du collectionneur
et du mécène, dans la vaste arène publique pour se mettre au service des masses
populaires. Son rôle ne se limite pas à l'exposition. Il apporte la culture aux
masses par des millions de reproductions". A la même époque naît en
1922 au Mexique le "Mouvement Muraliste"
avec Diego Rivera, David
Alfaro Siqueiros et José
Clemente Orozco, sous la houlette du "Syndicat des Peintres, Sculpteurs et
Graveurs Révolutionnaires".
« Les Héros du Mexique » - Fresque de Diego Rivera |
C’est dans cette tradition artistique et
politique que s’inscrit le groupe Forces murales. Attention : c’est un
rapprochement qui a été fait après coup. Somville « connaissait mal l’étonnante aventure picturale des Mexicains Rivera,
Orozco et Siqueiros… Octobre 1917 était notre phare. C’était notre soleil,
notre suprême raison d’espérer en la victoire mondiale du socialisme. Mais en
1942, qui croyait à l’écrasement du fascisme ? A l’Académie Royale des
Beaux-Arts de Bruxelles nous n’étions que quelques-uns à défendre les principes
du socialisme, comme nous n’étions que quelques-uns à avoir une foi
inébranlable en la victoire du peuple soviétique. Je me rappelle les sourires
moqueurs et sceptiques lors de nos plaidoyers en faveur de notre idéal. Les
oeuvres de Brecht, d’Erwin Piscator, d’Eisenstein nous apparurent, dès la
Libération, comme les prémices les plus remarquables de la véritable
avant-garde d’une nouvelle unité. Elles contribuaient à jeter les fondements
d’un nouveau réalisme. C’est en 1943 que je rencontrai Edmond Dubrunfaut, qui
avait abordé les problèmes de l’art mural et s’intéressait vivement à la
tapisserie ».
Tournai saints Piat et Eleuthère |
Dubrunfaut découvre
dans la cathédrale de Tournai une antique tapisserie dit la vie des saints Piat
et Eleuthère. Au XVème siècle, les ateliers de Tournai s'étaient imposés par la
qualité de leur production de gobelins. Le premier projet du groupe Forces
Murales, créé en 1947, est le centre de
Rénovation de la tapisserie : «la
tapisserie a été le compagnon le plus quotidien de l’homme ».
Mais bien vite le groupe doit se rendre compte
que le support ‘tapisserie’ n’échappe pas non plus aux ces forces du marché. Les lissiers de la coopérative atteignent une production moyenne journalière de 5,82 dm2. On
peut se faire une idée du prix d’un tapis… La première – et seule - grosse
commande de trois cents mètres carrés vient de Spaak, à cette époque
Premier
ministre et ministre des Affaires Etrangères, pour les ambassades belges à
l’étranger. Somville: « cette
commande était le résultat de difficiles tractations entre le Conseil
Economique Wallon et le Ministère des Affaires Etrangères : nous donnions du
travail à des handicapés professionnels, et nous recevions en échange de cet
effort sur le plan social, les 300 mètres carrés de tapisserie murale pour un
Centre de Rénovation et une Coopérative de production. Je donnais des cours de
dessin et d’histoire de l’art à des ouvriers et des ouvrières âgés de 30 à 60
ans qui n’avaient jamais dessiné, ni bien souvent dépassé le stade des études
primaires. Ces lissiers firent un effort merveilleux. Malheureusement, au bout
de trois années de luttes, notre Coopérative se trouva confrontée à d’énormes
problèmes financiers et fut mise en faillite. Les lissiers avaient reçu leur
salaire, mais les trois peintres-cartonniers ‘bénéficiaient’ des déficits
accumulés par la Coopérative».
Atelier Dubrunfaut - photo I. Philips |
Fresque Somville Palais Justice photo Tchorski |
Notre trio se tourne alors vers les fresques,
une technique moins coûteuse et plus rapide à exécuter. A cette époque, on ne
parle pas encore de tags. Le groupe ne manque pas d’ambition : il veut
investir le Palais de Justice de Bruxelles. Il formule explicitement son
intention: ‘Forces Murales conçoit de
prendre pour sujet les différents modes de l’exploitation de l’homme par
l’homme. Ce qui est d’une audacieuse pertinence dans l’antre de la justice de
classe’.
La réalité est un peu en dessous de cette
déclaration ambitieuse: on leur laisse un obscur couloir étroit précédant le
tribunal de commerce, et on se contenta d’assumer les frais pratiques,
couleurs, brosses et le travail des plafonneurs. Et le ministère de la Justice
demande de s’en tenir à des thèmes très généraux.
Jusque là, Forces Murales a seulement déplacé
le problème. Le groupe se trouve toujours devant le mur des forces du marché.
Le groupe ne laisse pas tomber les bras. A l’occasion
du 30° anniversaire du Parti Communiste, au Heysel, en 1951, il réalise des
toiles d’une dizaine de m2 qui retracent l’histoire du mouvement ouvrier en Belgique :
un Non à la Guerre inspiré du Guernica de Picasso, la grande grève de 1902 pour
le suffrage universel, celle de la FN pour les congés payés en 1936, la
résistance. Camille Baillargeon (IHOES) : « ils récoltent les témoignages auprès de vieux syndicalistes et
d’anciens ouvriers. Ils se plaçaient ainsi en relais de la mémoire d’un peuple,
qui participait ainsi à la genèse de la création de l’œuvre. Chacun d’entre eux
tirait, de cette expérience et de traces documentaires des événements à évoquer
(coupures de journaux, photographies anciennes, etc.), quelques esquisses.
Puis, ils convenaient des expressions les plus fortes d’entre elles et
approfondissaient collectivement le projet final qu’ils reportaient sur toile.
Leur œuvre ne s’arrêtait pas là. Ces œuvres devenaient la
base de leur création
à venir. Présentées au public, elles étaient soumises à leur critique.
Militants, ouvriers, jeunes artistes, etc., étaient appelés à donner leur avis
à partir duquel les artistes de Forces murales questionnaient la valeur de leur
expression ».
Louvain 1902- photo IHOES |
Ils
élaborent sur cette base une œuvre où l’individualité de chacun s’efface au
profit de l’expression commune: une méthode proche des bâtisseurs de
cathédrales. Et un charme certain pour le spectateur aujourd’hui, qui peut essayer
de retrouver le coup de pinceau de chaque artiste dans ce travail collectif ».
Le groupe voulait des « fresques portatives, des toiles qui ont
comme vocation de voyager de manifestation en manifestation ». Les
toiles sont en effet faciles à enrouler, à transporter et à accrocher. En 2013
Anne Morelli accroche une de ces toiles dans son expo d’Affiches communistes en
Belgique.
Entre 1947 et 1959, le groupe peint des
fresques pour le réfectoire de Ford Motor à Anvers, des maisons communales,
écoles et crèches, locaux syndicaux, des lycées, des habitations sociales, des
centres culturels un mur extérieur d’un bâtiment de l’Exposition universelle de
Bruxelles en 1958. Au métro bruxellois (station
Louise) 250 m2 une décoration
murale de Somville renoue avec Gustave Courbet,
élu de la Commune de 1871, qui, partant du constat que le peuple n’avait
pas le temps de visiter les musées, appelait déjà les peintres à décorer les
gares : « Oui, messieurs, les gares sont
déjà les églises du Progrès, et deviendront les temples de l’Art. Entrez dans
les salles d’attente ; et en voyant ces admirables locaux vastes, hauts, aérés
et pleins de lumière, convenez qu’il suffirait d’y accrocher des tableaux, pour
en faire, les plus introuvables des musées ; les seuls où l’Art peut réellement
vivre. – Car, là où la foule se porte, là est la vie. » Gustave Courbet, connu
aujourd’hui pour son ‘origine du monde’ payera cher son audace. La Commune avait
démoli la Colonne Vendôme. Après sa
défaite on fait reconstruire la Colonne aux frais de Courbet ; ses biens furent
mis sous séquestre et ses toiles confisquées.
Courbet L'origine du monde |
Somville métro Hankar |
Somville a fait un bilan très lucide du poids
exagéré attribué par le groupe au mur : « Nous avons cru que nous devions avancer par exclusions : que nous
devions exclure la peinture à l’huile sous le fallacieux prétexte qu’elle était
d’essence ’bourgeoise’ et acquise seulement par cette classe sociale1, que l’art
mural devenait le remède unique à l’individualisme dont nous souffrions... Mais
les peintres mexicains qui ont donné l’extraordinaire exemple d’un art à portée
collective n’ontils pas continué à produire, parallèlement à l’art mural, des
oeuvres de petits formats, à l’huile, au polyester, à l’acrylique, etc. Il est
évident que les découvertes sur petits formats peuvent servir un grand art
public. L’art mural, né d’exigences collectives est, aujourd’hui, aussi aliéné
au système que la peinture de chevalet elle-même et souvent davantage, dans la
mesure où il est non seulement conditionné par les mêmes rapports économiques
et sociaux, mais encore contrôlé par le ‘client’ avec d’autant plus d’attention
que sa subversivité potentielle est destinée à toucher un public plus étendu ».
Somville affiche PCB |
Le groupe ‘Forces Murales’ s’est développé en
pleine guerre froide. C’était l’époque où la CIA, via Rockefeller, poussait à
fond le non figuratif, l’abstrait. Pas parce que les américains aimaient ça
particulièrement. L’abstrait était avant tout un produit d’exportation, une
arme idéologique contre le réalisme socialiste et contre tout ce que l’Union
Soviétique représentait à la sortie de la guerre. C’était ‘abstrait ou pas de pain’. Malgré ça, les trois artistes de Forces
Murales ont produit des œuvres réalistes de haute valeur.
Sources
Catalogue de l’expo ‘Forces Murales un art
manifeste’, éditions MARDAGA
Sur Edmond Dubrunfaut http://domainedelalice.be/node/20
et http://www.ihoes.be/newsletter.php?id=5
Edmond Dubrunfaut a mis ses talents plastiques au profit de son engagement. Ses œuvres (tapisseries, peintures, dessins, aquarelles, céramiques...) mettent en scène le monde du travail (la mine, le travail de la terre...) sans fermer les yeux sur ses travers (il est l’un des rares artistes à aborder la question du chômage et des accidents de travail) et dénoncent la barbarie de la guerre. Edmond Dubrunfaut a fait don à l’IHOES de plus de 330 œuvres, dessins, de lithographies, d’aquarelles, de cartons de tapisserie et de peintures créées entre 1945 et 1999.
Edmond Dubrunfaut a mis ses talents plastiques au profit de son engagement. Ses œuvres (tapisseries, peintures, dessins, aquarelles, céramiques...) mettent en scène le monde du travail (la mine, le travail de la terre...) sans fermer les yeux sur ses travers (il est l’un des rares artistes à aborder la question du chômage et des accidents de travail) et dénoncent la barbarie de la guerre. Edmond Dubrunfaut a fait don à l’IHOES de plus de 330 œuvres, dessins, de lithographies, d’aquarelles, de cartons de tapisserie et de peintures créées entre 1945 et 1999.
Film " Somville, un artiste parmi les
Hommes" Jean-Christophe Yu
Roger Somville Pour le réalisme. Un peintre s’interroge,
Bruxelles, Cercle d’Education
Populaire asbl, 1969, p. 233-342. p. 305-311.
Cahiers marxistes, n°137-138, Bruxelles,
nov.-déc. 1985, p. 43-44
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire