dimanche 6 octobre 2013

Léonard Defrance sur les broyeurs de couleurs : pionnier des maladies professionnelles

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Le « Cri général du peuple liégeois »  de Léonard Defrance  est en quelque sorte le signal de départ de la Révolution liégeoise de 1789. Mais notre peintre révolutionnaire avait aussi une sensibilité sociale très développée. Entre son « Cri général » et le sac de l’imprimerie  de son journal «L’avant-coureur» en 1789 par des hommes du Prince-Evêque Hoensbroeck, il trouve le temps de rédiger un mémoire très fouillé sur les broyeurs de couleurs, et les maladies résultant de l'insalubrité de leur travail.  Et devient ainsi un précurseur dans la prévention des maladies professionnelles.
Précurseur et en même temps héraut dans le désert,  puisque la révolution qu’il veut de tout son âme abolira aussi le peu de protection que l’ouvrier avait sous l’Ancien Régime. Le travailleur se trouvera sans défense – au moins dans un premier temps – devant le patron capitaliste.

Un mémoire  « sur la question proposée par l'Académie Royale des Sciences de Paris, touchant les broyeurs de couleurs »

Defrance répond en 1788 – un an avant sa bienheureuse révolution - à un concours de l'Académie Royale des Sciences de Paris sur les broyeurs de couleurs, ces ouvriers qui préparent les pigments destinés à la peinture. Il distingue trois catégories :
  • Ceux qui travaillent du matin au soir chez les marchands de couleurs,
  • ceux qui travaillent directement avec les peintres en bâtiment et préparent les couleurs et les quantités nécessaires à leurs travaux,
  • et les artistes qui préparent les couleurs pour leurs tableaux.

Les principaux outils du broyeur de couleurs sont une molette en pierre dure pour réduire les pigments en poudre, une pierre plate, la plus lisse possible, sur laquelle travailler la couleur à l'eau ou à l'huile et un couteau pour ramasser la pâte. Le broyeur de couleurs penché sur sa pierre court constamment le risque d'inhaler des poussières et des substances toxiques comme le plomb, la céruse ou l'arsenic qui étaient alors contenus dans les différents pigments.  Defrance donne une description méticuleuse de nombreux pigments, des huiles et des vernis, de la préparation des toiles et des panneaux. Son mémoire est un tableau minutieux du métier, un traité des maladies professionnelles, et un recueil de moyens pour préserver la santé.
Assez paradoxalement, cet intérêt naissant pour la prévention va être balayé par la révolution bourgeoise qui suit.

En 1782 déjà, un prix pour préserver les ouvriers des travaux dangereux

Ce débat sur la santé au travail émerge à la fin de l’Ancien Régime. Les ouvriers et les artisans commencent à être reconnus comme des victimes de l’activité économique. Dans les années 1770, le problème des maladies des artisans fait l’objet d’un débat dans les sphères médicales parisiennes, dans les académies, enfin dans l’opinion publique. Cette préoccupation s’explique par l’aggravation des conditions de travail de quelques secteurs artisanaux parisiens.

La création de la Gazette de santé en 1773, puis de la Société royale de médecine en 1776, enfin la traduction en 1777 de l’Essai sur les maladies des artisans écrit par Ramazzini en 1700, créent un contexte favorable à la description et l’interprétation des principales affections sanitaires subies dans le monde du travail. La Gazette de santé indique en 1773, dans la préface de son premier numéro, qu’elle n’oubliera pas « les malheureux ouvriers, dont la santé est si souvent altérée ». La Société royale de médecine étudie les maladies des artisans par à partir d’un recensement des professions pouvant être nuisibles.
J-B de Montyon
Sous l’impulsion d’un généreux donateur, Montyon, l’Académie des sciences propose à partir de 1782 des prix récompensant l’auteur qui trouverait les moyens de préserver les ouvriers des dangers  auxquels les exposent leurs différents travaux. Le philanthrope Montyon participe aux « Recherches et considérations sur la population » (1778), dont un chapitre est consacré aux «métiers destructeurs de l’espèce humaine». Ce livre suggère une politique publique financée par un impôt taxant le «luxe homicide» - un piste toujours  intéressante en 2013 - et conclut son chapitre sur la nécessité d’une intervention de l’État pour « s’occuper d’un objet auquel personne ne fait attention,  parce qu’il est étranger à tout intérêt particulier: la conservation des hommes».
L’ argumentaire de Montyon  est éloquent et mordant : « Il s’en faut de peu que le  dénombrement des différentes classes d’ouvriers ne soit une liste de victimes. Souvent la nature des travaux occasionne des morts  violentes ou des accidents funestes. Quel triste résultat de l’industrie !  Nos bâtiments sont cimentés avec du sang, nos vêtements en sont teints, nos plaisirs en sont infectés ; il n’est point de jour où la richesse n’ordonne des meurtres: et la vie humaine est mise à prix comme un effet commerçable ». 
En 1775,  un médecin de l’hôpital de la Charité s’alarme de la quantité de peintres ou de  broyeurs de couleur, victimes de coliques de plomb dues à la céruse et au minium.
C’est dans ce contexte donc que l’Académie des sciences propose un prix sur le broyage des couleurs, qui met en suspension des poussières d’oxydes  métalliques (de plomb, de cuivre ou de mercure) et de sulfure d’arsenic, et provoque  chez le peintre des paralysies, des tremblements, des coliques mortelles.
Assez paradoxalement, le mémoire  de Léonard Defrance « sur la question proposée par l'Académie Royale des Sciences de Paris, touchant les broyeurs de couleurs » sera un chant de cygne.  La révolution bourgeoise crée une situation où plus que jamais « la vie humaine est mise à prix comme un effet commerçable » : la force de travail devient une marchandise. 
À partir de 1789, s’opère un revirement spectaculaire: le durcissement de la réglementation
envers les ouvriers aboutit à l’effacement du corps de l’ouvrier, qui n’est plus qu’un rouage d’une première industrialisation encouragée par les pouvoirs publics. En 1791, les grandes institutions de contrôle et d’encadrement de l’économie  (communautés d’arts et métiers, inspection des manufactures) sont abolies, libérant les industriels de contraintes qui les lient à leurs ouvriers, sans contrepartie législative relative à la santé publique.
Un éphémère Comité de salubrité, en 1790 et 1791, sous la direction  du médecin parisien Guillotin, propose en 1791 de voter un décret portant création d’agences de secours et de salubrité, dont l’une des missions aurait été de définir « les précautions à introduire pour la conservation des ouvriers».
(Guillotin propose en 1789 un projet pour que « les délits de même genre seront punis par les mêmes genres de peines, quels que soient le rang du coupable. » Il demanda que « la décapitation fût le seul supplice adopté et qu'on cherchât une machine qui pût être substituée à la main du bourreau. » L’utilisation d’un appareil mécanique lui paraît une garantie d’égalité. Jusqu’alors, l'exécution différait selon le rang social: les nobles étaient décapités au sabre, les roturiers à la hache, les régicides écartelés, les hérétiques brûlés, les voleurs roués ou pendus, les faux-monnayeurs bouillis vifs dans un chaudron. On attribue son nom à cette machine, qui existait pourtant depuis le XVIe siècle. Sous le Consulat, il installe encore le premier programme cohérent de santé publique en France).
La Convention ne s’occupe plus de police sanitaire de manière globale et cohérente. La politique sanitaire
J-A Chaptal
envers le monde de travail relève  de l’assistance ou de l’urgence. Chaptal est ministre de l’Intérieur dès 1799. Il est aussi entrepreneur d’une nouvelle fabrique de produits chimiques à Neuilly. Dans son rapport  sur les établissements industriels insalubres présenté à l’Institut en 1804, il se montre indifférent à la souffrance ouvrière. L’odeur qui  se dégage des ateliers de l’industrie chimique « ne présente aucun danger pour les  ouvriers qui la respirent journellement». Par ailleurs, et « heureusement», les effets pernicieux des usines les plus insalubres « n’affectent que les ouvriers qui travaillent dans l’atelier». Et ce problème est d’ordre privé car «tout y est, pour ainsi dire, aux risques et périls des entrepreneurs et fabricants ». Pour Chaptal, la santé du travailleur concerne donc avant tout l’entrepreneur, qui a intérêt à conserver son personnel en bonne santé.

Biblio

C’est Philippe TOMSIN, Maître de conférences à l’Ulg, qui a ravivé l’intérêt pour le mémoire de Defrance sur les broyeurs de couleurs. http://www.i6doc.com/livre/?GCOI=28001100818710 Léonard Defrance, Les broyeurs de couleurs, leur métier et leurs maladies Philippe TOMSIN  Céfal • Histoire d'une région.
Google publie une reproduction (partielle).
Ce livre est l’aboutissement d’un travail suivi, commencé avec une thèse annexe de son doctorat en 1996 : ‘Une lettre d’Henkart à propos d’un tableau de Léonard Defrance’, et un mémoire: ‘Le contexte technique dans quelques tableaux de Léonard Defrance, peintre témoin de la technologie de son temps’ dans le cadre de sa Licence en Histoire de l’Art.
Dans une causerie pour la Société libre d’Emulation, en 1996, il aborde « L’industrie dans l’art, de Léonard Defrance à la Belgique Industrielle ».
Dans une communication au Symposium Mijnen en Mijnwerkers, de la Rijksuniversiteit Limburg Maastricht, il parle de « L’art et la mine dans le bassin liégeois, de Léonard Defrance à Gustave Marissiaux ».
Il fait une communication au colloque sur ‘Les risques au travail en Europe: perception, réparation et prévention (XVIIIe –Xxe Siècles)’,  à l’Université Charles-de-Gaulle.
A Blegny, au Centre Liégeois d’Archivage des Industries charbonnières, il fait une conférence sur «‘La houillère’ de Leonard Defrance. Quelques aspects des techniques de l’exploitation houillère à Liège, à la veille de  la Révolution industrielle ».
Dans une conférence au Centre culturel de Tilleur, il trace un ‘Panorama artistique de la vie, des mœurs et du travail dans la  principauté de Liège, sous l’ancien Régime, à partir du peintre Leonard Defrance (1735-1805).,
Publications
 «L’intérieur de clouterie de Leonard Defrance, approche technologique, Art & Fact, 9:145-149.
 «Le contexte technique dans quelques tableaux de Leonard Defrance, peintre témoin de la technologie de son temps, Art & Fact, 9: 181-182.
 «Leonard Defrance (1735-1805). La houillère, in Sambre & Meuse, chemins de science et d’humanisme, catalogue d’exposition.
«La Houillère de Leonard Defrance. Approche de la technologie dans l’iconographie, Patrimoine Industriel  Wallonie-Bruxelles, 22: 3-19.


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