lundi 26 août 2013

1792-1808 Gosuin révolutionne l’armurerie à Liège

Nous avons quitté l’ami Gosuin le 4 novembre 1790, quand les Autrichiens qui patrouillaient sur la rive droite avaient ouvert le feu sur sa demeure à Coronmeuse. Le 11 janvier 1791, les principaux chefs révolutionnaires Liégeois partaient pour la France. 

Résumé

Gosuin se réfugie à Bruxelles. Ceci est un point à éclaircir: pourtant, quelques jours avant les mêmes Autrichiens y étaient entrés. Quels étaient les soutiens de Gosuin là-bas ?
Le lendemain, les Kaiserlicks entraient à Liège. La répression s’abat sur les patriotes : le 8 juillet 1791 ils furent décrété de prise de corps et séquestre fut mis sur leurs biens.
Mais la situation bascule quand le 20 avril 1792 l’Assemblée nationale législative française déclare la guerre à Autriche. 150.000 Prussiens et Autrichiens, joints par 20.000 émigrés, pénètrent le 12 août sur le territoire français. Mais ils ne rentrent pas dans la France révolutionnaire comme dans du beurre : Dumouriez les bat à Jemappes le 6novembre 1792.
Une nouvelle phase commence: la Binamêye revolution  liégeoise devient une révolution vraiment bourgeoise – avec expropriation de la noblesse et de l’église - en tant que département de l’Ourthe dans le cadre de la République française.  Gosuin reprend très vite ses affaires. Mais ce nouveau départ de Gosuin sera court. Le 4 mars 1793 les Autrichiens reviennent et pillent allégrement les magasins d’armes de Gosuin, qui gagne cette fois-ci la France. La République fait appel aux refugiés liégeois pour relancer les fabriques d’armes. A la demande du ‘Comité de salut public’ Gosuin rétablit à Sédan et à  Charleville des manufacture d’Armes. La première année de sa gestion, il sortait 41.000 armes; l’année suivante 73.000.
En 1794 la République réquisitionne dans le pays de Liège tous les bois de fusils, platines, et jusqu’aux outils des fabricants et se déclare « seule puissance belligérante à laquelle il soit permis de transmettre ces produits ». Si les armuriers liégeois veulent des matières premières, ils doivent apprendre à travailler de façon à obtenir des pièces quasi-interchangeables. La majorité ne comprend pas. Gosuin père et fils par contre travaillent d’arrache pied, de 1797 à 1799, afin de doter leur entreprise d’armes aux exigences des français En 1799 les Gosuin fondent la « Manufacture Nationale d’Armes de guerre », qui met au travail en 1808 968 ouvriers armuriers. En 1798 il est appelé à Paris pour y conclure un marché de 150.000 armes.
Le 24 mars 1801 il obtient, avec la bénédiction de Napoléon, le « privilège exclusif » de fournir la Nation française en armes pour six ans. Ce monopole lui permettra d’écraser ses concurrents.
Les armuriers liégeois se plaignent auprès de Napoléon qui répond : « Assurez moi une fabrication de 30 à 35.000 fusils par an, et je délierai Gosuin, et ses ouvriers pourront alors être répartis entre tous les fabricants ».
Un fournisseur de la république se faisait payer en assignats qui perdent très vite de leur valeur. Mais l'assignat permet d'acheter des biens confisqués à leur valeur nominale. Gosuin en profite : sur les 20.000 hectares confisqués dans le département de l’Ourthe, Gosuin en accapara 1956 !  Gosuin suit une stratégie de rentier : il achète des belles fermes et quelques abbayes, dont l’abbaye du Val Notre-Dame à Antheit où il s’installe comme rentier. Il ne profitera pas longtemps : il meurt dans cette abbaye en septembre 1808.
Son commerce guerrier fut continué par son fils, mais ne survécut pas à la chute de l’Empire.

1792 : Un nouveau départ pour Gosuin

En novembre 1792, le général français Dumouriez inflige à Jemappes une lourde défaite aux Autrichiens. Dès avant son entrée à Liège, le peuple avait libéré les détenus politiques de la prison Saint-Léonard. Dumouriez dira dans ses mémoires: «La populace d’Outre-Meuse, peut-être la plus dangereuse d’Europe, après celle de Londres et de Paris, s’était emparée non pas du gouvernement (en décembre 1792), car il n’y en avait plus, mais de la force. Ces malheureux ne pensaient qu’à se venger et à punir. Ils menaient les soldats français chez leurs anciens ennemis particuliers (!) et on traitait ceux-ci en aristocrates, c’est-à-dire qu’on les pillait et massacrait ». Impressionné par ces "excès", le général Dumouriez passera l’année après au camp de la contre-révolution autrichienne.
Gosuin avait devancé Dumouriez: le 11 juin 1792 il avait loué une vaste propriété Quai Saint Léonard « appelé ci-devant la Rafinerie ». Où se situait cette propriété ? Celui ou celle qui ne veut pas ces détails peut passer au point suivant.
 «L’exposé fidèle des raisons qui ont retardé l'exécution de la sentence impériale de Wetzlar » qui date de 1790 (Sentence du Tribunal d'Empire condamnant le pays à reprendre son évêque) nous apprend que « le chanoine tréfoncier Libert fut logé, et dans la maison attenante, qui appartient à un nommé Goswin, l’un des rebelles les plus turbulents et des plus opiniâtres, on ne mit personne ». Etre logé signifiait qu’on y casait des soldats. Le texte de 1790 parle de ‘la maison attenante au tréfoncier ’. Mais ce texte est antérieur à la location de la « Rafinerie » quai Saint Léonard par Gosuin en 1792.
On retrouve la trace de ce tréfoncier Libert en 1795, lorsque les liégeois furent invités à transporter les bombes, obus, boulets que trainaient partout,  dans le « Parc d’Artillerie de Liège au Quai Saint Léonard, dans la maison du ci-devant Tréfoncier Libert ». Selon Pierre Baré il s’agirait de la propriété de Gosuin. Il situe cette propriété à la Linière et cite en preuve une lettre de J-J Fabry de 1789. Le seul hic, c’est que ce site qui abritait jadis le couvent des Récollectines fut vendu seulement en 1799 comme bien national et que Gosuin n’aurait pas pu l’acquérir en 1792..
Pierre Frankignoule aussi situe l’armurerie de Gosuin à la Linière (il a publié en 1990 une étude de reconversion de l'Ancienne Linière - aujourd’hui hôtel Ramada).
Le même Baré écrit dans une note de bas de page que les ateliers de Gosuin se localisaient encore au début du XX° siècle au Quai Saint Léonard sous les numéros 27 à 34, c'est-à-dire entre la place des Déportés et la rue Marengo (pb p.393).
Après la chute de Napoléon, l’armurerie fut acquise le 20 août 1816 par Philippe-Joseph Malherbe qui avait fondé en 1814 la « P.J. Malherbe & Cie ». L’acte de la vente « par licitation en un seul lot » parle d’un ensemble de 20 ares sise au Quai Saint Léonard N° 15, avec cours, jardins, écuries, remises, forges « tenant d’un bout la quai Saint Léonard, l’autre du faubourg du même nom, d’un côté les enfans Boverie & de l’autre M. Constant ».
En 1867 Malherbe occupait toujours les ateliers de Gosuin et mentionnait dans ses annonces publicitaires encore à cette époque « Fabricant d’Armes de guerre, ex-manufacture impériale d’armes ». C’est Gosuin qui avait obtenu le titre de manufacture impériale.
http://www.clham.org/050251.htm Dans son historique de  MANUFACTURE D'ARMES DE L'ETAT (M.A.E.), le colonel Pierre LEONARD, commandant de l'Arsenal de Rocourt, avertit que l'établissement connu sous le nom de Manufacture d'Armes de Liège est antérieur à la M.A.E. et avait disparu au moment où celle-ci fut créée. Ceci n’est vrai qu’en partie : quand le 12 novembre 1837 le Gouvernement Belge décide l'organisation d'une Compagnie "d'ouvriers armuriers", un "atelier de réparations" est annexé à la fabrique MALHERBE de GOFFONTAINE – ex-Gosuin - qui elle-même était déjà louée par l'Etat Belge. C’est en 1838 seulement que le Gouvernement achète rue SAINT-LEONARD une propriété où démarre vraiment en 1840 la Manufacture d'Armes de l'Etat (aujourd’hui logement social et crêche).
Bref, la localisation des ateliers n’est pas claire. Même si la facilité nous pousse à les situer rue Goswin.
Cela s’explique aussi par la nature de ces ateliers. Nous allons voir que Gosuin ne révolutionne pas l’armurerie liégeoise sur le plan technique, mais principalement au niveau des normes de production où il arrive à imposer une certaine normalisation. Ses ateliers consistaient probablement en magasins qui réceptionnaient les pièces détachées ou les fusils montés et qui les vérifiaient avant des les soumettre aux contrôleurs français.
Pour illustrer la persistance de cette structure économique on peut citer la construction en 1880, d’une cité ouvrière pour armuriers, la cité Benoît, construite entre la rue et le quai Saint-Léonard. Elle se compose de 2 alignements de maisons et jardinets auxquels font face des ateliers destinés au travail des armuriers. Voir aussi le texte de P. Frankignoule sur ces maisons armuriers de la rue Brahy et Bailleux, ancienne cité Benoit.

Un nouveau départ qui tourne court

Au départ Gosuin travaille par Constantini, un intermédiaire et marchand d’armes (peu scrupuleux d’ailleurs) qui avait reçu du gouvernement français en 1791 400.000 francs en assignats pour la fourniture de 60.000 fusils.
Mais le nouveau départ de Gosuin sera court. Le 4 mars 1793 le général Miranda avertit les députés liégeois que les Autrichiens reviennent. Toutes les armes finies ‘dont les magasins regorgeaient’, confirma Gosuin, furent transportés à Maastricht et ses avoirs pillés, y compris ses livres de compte (Pb p.285). Gosuin gagne cette fois-ci la France. L’exilé Pierre Lebrun lance un appel à l'Assemblée au nom des exilés liégeois: «Nos bras ne peuvent plus nous être appel de utiles. Nous vous en faisons l'offrande, et en combattant pour vous, nous nous rappellerons toujours cette ancienne devise du peuple liégeois: Mieux vaut mourir de franche volonté, que du pays perdre la liberté
En juin Lebrun transmet au Comité des Citoyens Liégeois exilés le souhait de déceler parmi les refugiés liégeois « quatre principaux ouvriers » pour concourir à l’établissement d’une fabrique d’armes.
Gosuin se porte candidat. Il acquit dans la vente des Biens Nationaux l’ancienne abbaye de Bussily qu’il convertit en manufacture d’armes. Il dirige aussi  une manufacture d’armes avec une fonderie de canons à Moulins. A la demande du ‘Comité de salut public Gosuin établit à Sédan une manufacture d’un ‘genre nouveau’ capable de fournir mensuellement 7.000 garnitures de fusils complètes. Mais son usine la plus importante est la Manufacture d’Armes de Charleville, une ancienne manufacture royale.
Gosuin continue à travailler pour son marchand d’armes Constantini. Il signe le 7 septembre 1793 un contrat portant sur la fourniture de 15.000 fusils pour 450.000 francs. Et le 13 septembre un autre contrat pour 24.000 fusils.
Il a le soutien complet de la ‘Commission des Armes et des Poudres’ qui somma par exemple  le 21 novembre 1794 l’Agence de vérification & réception des Armes de Liège de faire livrer les houilles nécessaires à Gosuin pour sa manufacture de Libreville (ex-Charleville). Lors de l’occupation de Hastière par les Autrichiens, Gosuin avait d’ailleurs déjà formé un commando d’un détachement de dragons pour enlever des bateaux de charbon au  nez et à la barbe des Autrichiens.
La première année de sa gestion, la manufacture sortait 41.000 armes; l’année suivante 73.000.
La seconde restauration autrichienne ne durera pas longtemps : à Fleurus, le 26 juin 1794, les troupes de la république française repoussent les troupes alliées (Autriche, Royaume-Uni et Province-Unies). Le 27 juillet 1794, les troupes autrichiennes quittent Liège après avoir bombardé et incendié le quartier d'Amercœur. Le dernier prince-évêque François-Antoine-Marie de Méan part en exil.
C’est l’année où Gosuin épousa en secondes noces la fille aînée de sa défunte épouse, âgée de 37 ans et par conséquent sa belle-fille. 33 ans après son décès cette union fut encore contestée devant les tribunaux, dans le cadre de son héritage.
Mais il ne reste pas à Liège et il ramène sa jeune épouse vers la douce France. En 1797, lors de son retour à Liège, à la fin de son contrat à Charleville, il réussit à consacrer son union par l’église. L’acte de mariage fut transcrit sur les registres de la paroisse Sainte Foy.
Son fils Jean-Joseph Gosuin avait entretemps mené l’entreprise familiale de main de maître. Il avait notamment acheté un maka à Chaudfontaine. Il achète aussi à Joseph Malherbe – qui reprendra l’armurerie de Gosuin en 1814 - une usine en 1796-1797 qu’il transforma en usine à canons.
Mais ces ‘makas’ et usines à canons ne sont pas la base de la percée fulgurante de Gosuin. Il a saisi l’importance de travailler selon les normes imposées par la République. PB p.296 Et cette République s’était donné les moyens de les faire respecter: en 1794 elle réquisitionne tous les bois de fusils, platines, et jusqu’aux outils des fabricants et se déclare « seule puissance belligérante à laquelle il soit permis de transmettre ces produits ». Le 15 janvier 1793 Liège avait offert à la République les plombs de la Cathédrale, dont elle avait décrété la démolition. Cette même Agence reçut d’ailleurs l’autorisation de récupérer tous les « fers, cuivres, & cloches » en provenance de Saint Lambert…
Un officier d’artillerie, installé dans la maison décanale de la place Saint Paul, vérifie le respect des calibres et gabarits. Les armuriers liégeois doivent apprendre à travailler exactement d’après dessins et modèles de façon à obtenir des pièces quasi-interchangeables. La majorité des fabricants ne comprennent pas. Dans une « Notte sur la Manufacture d’Armes au pays de Liège » du 25 juin 1795 un armurier se plaint : « pourquoi l’Agence des Armes établie sur la Place Saint Paul doit-elle entraver les opérations… Il est de fait qu’elle intercepte la liaison cimentée, de tous tems, entre l’ouvrier et le commerçant fabriquant… Cette agence ombrage : cela suffit pour qu’on doive par principe d’encouragement l’écarter » pb p.296
Gosuin père et fils par contre travaillent d’arrache pied, de 1797 à 1799, afin d’adapter leur entreprise d’armes aux exigences et capacités exigées des français. En 1799 les Gosuin fondent la « Manufacture Nationale d’Armes de guerre », avec au départ 51 ouvriers armuriers. Ceux-ci augmentèrent à 596 en 1803 et 968 en 1808.
En 1798 Gosuin est appelé à Paris pour y conclure un marché de 150.000 armes. Avec ses usines en France et à Liège il mettait au travail 7.000 à 8.000 ouvriers.
Il faut quand même préciser qu’il y avait là-dedans un paquet d’artisans à domicile. Encore une fois, la Manufacture des Gosuin ne révolutionne pas directement la technique.
Son premier atout est donc le respect des normes et calibres. Un autre est son assise financière assez large : quand on fournit la République il faut savoir attendre son argent. Il a d’ailleurs les pires problèmes pour se faire payer à temps. Ses matières premières, il est obligé de les acheter rubis sur ongle. Mais c’est ses ouvriers qui ‘avanceront’ leur force de travail. Ils attendront leur salaire et trinquent. C’est ainsi que Gosuin se plaint en février 1800 auprès du Ministre de la guerre que les boulangers, merciers et bouchers de Charleville refusent de fournir  le nécessaire à ses armuriers « faute d’écus sonnants. J’ai fait le sacrifice d’emprunter au Mont de Piété, sur mes deux ordres de 150.000 francs, 80.000 frs que je leur ai envoyé par exprès ».
Un sacrifice fort relatif : nous verrons la fortune qu’il réussit à ramasser en quelques années de temps…

Un capitalisme monopoliste

Le 24 mars 1801 il obtenait, avec la bénédiction de Napoléon, le « privilège exclusif » de fournir la Nation française en armes pour six ans. Ce monopole lui permettra d’écraser ses concurrents
Rapidement, il met la main sur le réseau des armuriers à domicile et il dicte sa loi aux autres marchands-fabricants. Le maire de Herstal l’accuse d’être "la cause de la ruine de l’industrie herstalienne et de la misère qui accable ses citoyens" (René Leboutte Reconversions de la main-d'oeuvre et transition démographique).
Berthier
Les « Fabricants réunis de la Cité », une vingtaine d’armuriers, proposent de fournir 20.000 fusils, le double de Gosuin, aux mêmes conditions. Le ministre de la Guerre Berthier leur répond : « l’un de mes premiers devoirs est de me procurer de bonnes armes, de m’en procurer au meilleur marché possible, le reste m’est étranger. Gosuin m’assure ce double avantage, il est approvisionné en fer, en bois d’excellente qualité ; ses usines sont nombreuses, et ses moyens pécuniaires incontestables. Rien ne me garantit ni votre solvabilité ni votre expérience, ni la bonté ni la suffisance de vos matières. Je préfère donc un seul fabricant dont je suis certain, à plusieurs que je ne connais pas.
Je vous permettrai bien de fournir des armes à l’étranger, pourvu qu’elles ne fussent point de notre modèle, parce qu’il m’est indifférent que ces armes soient mauvaises ; mais avec cette permission, vous enleveriez les ouvriers de la Manufacture Nationale par l’appât d’un plus haut salaire, et vous la mettriez dans l’impuissance de faire son service au prix convenu.
Je conviens que votre commerce est détruit par le nouvel ordre des choses ; mais la défense de l’Etat m’oblige à le maintenir, et je ne puis que vous plaindre. La prudence me commande donc de réserver à Gosuin le droit exclusif de fabriquer des armes de guerre, soit pour la France, soit pour ses alliés (pb 308) ».
Voilà le capitalisme à peine sorti de l’Ancien Régime, avec ses limitations à l’initiative privé de toutes sortes, et on est déjà dans un capitalisme monopoliste d’Etat !
Les armuriers liégeois récusés regrettent déjà « les opulentes corporations ecclésiastiques. Vous détruisez l’entrepreneur collectif… privé de toutes les ressources que lui procurait la résidence  de son Prince, de son chapitre ».
En décembre 1802 ils se plaignent auprès de Napoléon qui tout en ne désavouant pas son ministre, demande quand même au baron Desmousseaux, son préfet du Département de l'Ourthe, un Mémoire sur les armuriers liégeois. Celui-ci argumente, à l’encontre du monopole de Gosuin, « qu’élevant sa manufacture personnelle sur les débris de l’antique manufacture liégeoise ; paralysant l’activité, les capitaux de ses confrères s’emparant à la fois de leurs bénéfices et de leurs ouvriers… accroit chaque jour son immense fortune ».
A leur grande surprise, le 25 avril 1803 huit armuriers liégeois, qui avaient soumissionné au nom d’une association « Des Treize » pour 47.000 fusils, furent honorés de cette commande, aux mêmes conditions que Gosuin. Mais huit mois plus tard rien n’était exécuté ; sur les quelques pièces présentées aux officiers contrôleurs, la majorité fut refusée. Le ministre de l’Intérieur Chaptal fit remarquer à son préfet que « Gosuin avait fourni 14.000 fusils du type ‘1777 corrigé’ malgré la sécheresse (les makas étaient mûs par l’eau), et il en fourniroit un plus grand nombre encore s’il n’étoit continuellement entravé par la concurrence qu’établissent les huits fabricants et s’ils ne lui débauchaient ses ouvriers ».

L’ouvrier déforcé dans la vente de sa force de travail

Non seulement les ouvriers devaient parfois attendre leur salaire ; en plus on élimine la concurrence entre patrons et l’ouvrier se trouve devant un seul patron qui dicte sa loi…
Et le comble : en France la loi Le Chapelier est promulguée le 14 juin 1791. Elle proscrit les organisations ouvrières, notamment les corporations des métiers, mais également les rassemblements paysans et ouvriers ainsi que le compagnonnage. Cette loi eut pour effet de détruire les guildes, corporations et groupement d'intérêts particuliers, détruisant du même coup les usages et coutumes de ces corps. Elle provoque, dès 1800 chez les ouvriers charpentiers, la formation de ligues privées de défense, appelées syndicats, et des grèves, qu'elle permet de réprimer pendant presque tout le xixe siècle. Bien qu'ils soient également interdits, la loi ne parvient pas à empêcher la formation de véritables syndicats patronaux.
Ceci dit, si objectivement l’ouvrier perdait tous ses droits pour ne garder que la propriété de sa force de travail, il comprend qu’il n’est pas question de retourner en arrière. En avril 1792 déjà le "comité général des Belges et des Liégeois" commença à rédiger un modèle de Constitution où le pouvoir législatif serait exercé par une assemblée unique, élue au suffrage universel de tous les citoyens âgés de plus de vingt et un an. Les révolutionnaires liégeois joignent l’acte à la parole : lors des élections à la Convention nationale liégeoise de 1792 il y eut 4837 et 8575 électeurs, alors que c'était la première application du suffrage universel à Liège ; La municipalité « de la ville, faubourgs et banlieue de Liége, y compris Herstal », fut élue le 30 décembre 1792 par 7113 votants. Cette municipalité organise le 23 janvi­er suivant, une consultation populaire sur la réunion du pays à la France. Sur 9700 votants, 50% de l'effectif électoral, il n'y eut que 40 votes négatifs.  Liége ne comptait alors que 45,000 habitants. Ce fut le seul acte important de cette municipalité, qui n’eut qu'une durée de deux mois : le 1er mars 1793, les Français évacuèrent la ville, les Impériaux y firent leur entrée. Et il faudra attendre 1893 pour retrouver le suffrage universel (pour les hommes, et assorti d´un vote plural : certains électeurs disposaient d´une deuxième ou d´une troisième voix et 1919 pour le suffrage universel simple.
Marx écrit dans le Manifeste Communiste : « Petits industriels, marchands et rentiers, artisans et paysans, tout l'échelon inférieur des classes moyennes de jadis, tombent dans le prolétariat; d'une part, parce que leurs faibles capitaux ne leur permettant pas d'employer les procédés de la grande industrie, ils succombent dans leur concurrence avec les grands capitalistes; d'autre part, parce que leur habileté technique est dépréciée par les méthodes nouvelles de production ». C’est ce que nous avons vu avec les armuriers déclassés par Gosuin. Marx continue : « A ce stade, le prolétariat forme une masse disséminée à travers le pays et émiettée par la concurrence. S'il arrive que les ouvriers se soutiennent par l'action de masse, ce n'est pas encore là le résultat de leur propre union, mais de celle de la bourgeoisie qui, pour atteindre ses fins politiques propres, doit mettre en branle le prolétariat tout entier, et qui possède encore provisoirement le pouvoir de le faire. Durant cette phase, les prolétaires ne combattent donc pas leurs propres ennemis, mais les ennemis de leurs ennemis, c'est-à-dire les vestiges de la monarchie absolue, propriétaires fonciers, bourgeois non industriels, petits bourgeois. Tout le mouvement historique est de la sorte concentré entre les mains de la bourgeoisie; toute victoire remportée dans ces conditions est une victoire bourgeoise. Les collisions individuelles entre l'ouvrier et le bourgeois prennent de plus en plus le caractère de collisions entre deux classes ».
La bourgeoisie doit mettre en branle le prolétariat tout entier, et elle réussit à avoir un soutien  politique très large, au point qu’elle instaure –momentanément – le suffrage universel. Lors de la révolution liégeoise et française les prolétaires ne combattent pas leurs propres ennemis, mais les ennemis de leurs ennemis, c'est-à-dire les vestiges de la féodalité.
« Les ouvriers commencent par former des coalitions contre les bourgeois pour la défense de leurs salaires. Parfois, les ouvriers triomphent; mais c'est un triomphe éphémère. Le résultat véritable de leurs luttes est moins le succès immédiat que l'union grandissante des travailleurs » : nous voyons que depuis le début la bourgeoisie essaye de tuer cette union dans l’œuf, avec la loi Le Chapelier et avec des systèmes monopolistes où le travailleur se retrouve seul devant un patron tout puissant.

La visite de l’Empereur à Liège

Ce « débat » armuriers – Gosuin connait son apogée lors de la visite de Napoléon à Liège le 1 en août 1803. Le futur empereur fut logé au Palais de la Préfecture, (aujourd’hui Curtius ex Musée d’Armes), c'est-à-dire à proximité des ateliers de Gosuin. Les officiers supérieurs furent hébergés par Gosuin « à côté de Palais ». Gosuin offre au Premier Consul 1800 mousquets et fusils, qui offre à son tour son buste et deux colonnes en marbre. Les « Armuriers Réunis » lui offrirent aussi un fusil de chasse en damas d’une finesse rare ; Napoléon l’‘oublia’ lors de son départ de la Cité. Chaptal écrit le 27 août au préfet Desmousseaux : « je vois que vous n’avez pas saisi le vrai sens dans lequel s’est expliqué le premier consul, dans la conférence qu’il a eu avec le commerce liégeois. Vous proposez de rompre les conditions et avantages faits à Gosuin, sans rien mettre à la place. Vous voulez détruire sans créer. Vous livrez l’approvisionnement au hasard. Comment Liège ne fournirait-il pas 3000 armes par mois lorsque le seul entrepreneur de Charleville en donne 4000 ».
Lors de cette conférence Napoléon aurait dit : « Assurez moi une fabrication de 30 à 35.000 fusils par an, et je délierai Gosuin, et ses ouvriers pourront alors être répartis entre tous les fabricants ».
Le 18 mai 1804, Napoléon est proclamé empereur et Gosuin change le nom  de sa manufacture en « manufacture Impériale d’Armes de guerre »
En juillet le ministre des Finances prohibe totalement la sortie des armes de luxe, un coup fatal pour le commerce armurier, pour qui cela restait la seule ressource.
Napoléon assouplit un peu l’embargo et stipule que le canons de celles-ci ne pouvaient excéder « le calibre de 22 à la livre » ( le calibre correspond au nombre de balles rondes que l'on peut faire avec une livre de plomb).

Une redistribution foncière par le biais monétaire

Un fournisseur de la république comme Gosuin était payé en assignats, des billets dont la valeur est assignée (autrement dit « gagé ») sur les biens du clergé. Très vite l'assignat perd de sa valeur. Mais justement à cause de ça certains s'enrichissent énormément : ils peuvent acheter d'immenses terrains et bâtiments pour la valeur nominale, beaucoup plus élevée que la valeur réelle dans les transactions normales. Politiquement et socialement, les assignats réalisèrent un important transfert de propriétés en un temps très réduit. Ainsi, les assignats attachèrent au nouveau régime tous les acquéreurs de biens nationaux, et cette nouvelle bourgeoisie foncière redoutera désormais le retour de la Monarchie.
Gosuin eut l’appétit féroce : sur les 20.000 hectares confisqués dans le département de l’Ourthe, Gosuin en accapara 1956 ha! (Pb 323)
Nous n’avons pas une vue globale sur l’effet de cette redistribution foncière à Liège, mais une thèse de doctorat de 1996 fait le point sur le département de la Dyle. Cette vaste opération de redistribution foncière y a concerné près de 20 % de la superficie, quelque 125 couvents, 973 maisons et bâtiments, 343 fermes, 77 moulins et plus de 5 000 acquéreurs. 77 % des acquéreurs furent des bourgeois et seulement 10 % des cultivateurs (alors que ces derniers achetèrent quelque 52 % des biens nationaux dans le département voisin du Nord, selon G. Lefebvre). La vente des biens ecclésiastiques (constituant 95 % des biens nationaux) favorise la catégorie des négociants manufacturiers et facilite le passage à l'industrie mécanisée. La bourgeoisie a donc surtout tiré profit de ce vaste transfert de biens fonciers et immobiliers, tandis que le problème social des campagnes se trouvait retardé d'au moins un siècle (François Antoine, La vente des biens nationaux dans le département de la Dyle , Bruxelles, 1997)
Une autre étude d’Ivan Delatte concernant le département de Jemappes nous éclaire sur les modalités de la vente des biens nationaux. La loi du 6 novembre 1796 facilitait beaucoup les conditions de payement. Un dixième du prix devait être payé en numéraire dans les six mois : quatre autre dixièmes au cours des quatre années suivantes, et la moitié du prix qui restait, en rentes de l'état à leur valeur nominale. Peu de temps après, les payements pouvaient se faire entièrement en fonds publics à leur valeur nominale. Les acheteurs obtinrent des délais prolongés, et ne payèrent qu'au moment où les fonds d'état étaient fortement dépréciés. Pendant les neuf premiers mois de 1797,  le payement s'effectuait, pour la moitié, en bons de retraite acquis au cinquième de leur valeur, et l'autre moitié au moyen de fonds d'état qui se négociaient à 10 % de leur valeur nominale. Par exemple une grosse exploitation rurale estimée à 50.000 livres fut vendue pour 140.000 livres et payée par des bons et des rentes ayant une valeur réelle de 16.200 livres, soit 32 % de la valeur réelle du bien. Pendant la plus grande partie de l'an VI, les biens furent payés effectivement la moitié de la valeur. La vente des biens nationaux n'a donc profité qu'à la bourgeoisie urbaine et aux gros fermiers. (Ivan Delatte, La ventedes biens nationaux dans le Département de Jemappes. Bruxelles, 1938).
Gosuin achète donc des terres et fermes. En ce début de révolution industrielle, beaucoup de ses confrères capitalistes installent leurs usines dans les abbayes et prieurés. Ces locaux sont une bouffée d’oxygène pour le capitalisme naissant.  Ainsi l'abbaye cistercienne du Val-Saint-Lambert, fondée au XIIe siècle, mise en vente le 10 juillet 1797, est rachetée par Jean-François Deneef qui y installe une filature de lin. En 1825, on y développer une cristallerie.
Dans le faubourg de Saint Leonard un paquet d’usines s’installent dans ces anciens couvents et prieurés. La Linière Saint-Léonard abritait le couvent des Récollectines vendu en 1799 comme bien national avant de servir en 1800 de dépôt de houille (et parc d’Artillerie où en 1795 les liégeois doivent déposer bombes, obus, boulets- cfr plus haut ?) Le couvent sera ensuite acheté par John Cockerill qui y installe une linière où 1.000 personnes fabriquaient du coton et du lin  (au dernier étage on peut encore voir les «colonnes de Cockerill»).  Cockerill achètera aussi plus tard le château des princes évêques à Seraing. La révolution en avait fait un magasin à poudre avant de devenir propriété personnelle du Roi Guillaume des Pays-Bas qui le céda en 1817 à Cockerill. Le château abrite actuellement l’administration de C.M.I.
photo liegecitations.wordpress.com
En 1803 Bonaparte charge l'ingénieur Jacques Constantin Perier de construire une fonderie de canons à Liège dans l'ancien prieuré de Saint-Léonard (aujourd'hui l'Athénée Liège 2). Perier devait fournir 3.000 canons pour la flotte que le premier Consul réunissait à Boulogne pour sa tentative de descente en Angleterre.
En 1802, les Français tentent d’affranchir leur pays de leur sujétion vis-à-vis de l’Angle­terre quant à l’acier. Les frères Ponce­let offrent un produit tout à fait concurrentiel ; même prix et même qualité que l’acier anglais. Ils fondent la Société Saint-Léonard pour la fabrication d’articles en acier.  Un arrêté de  1806 autorisa l’agrandissement des  ateliers en louant les cloîtres de  Saint-Barthélemy. En 1826, les ateliers s’installent dans les locaux de l’ex-couvent des Carmélites, située àl’emplacement de la Braise.
Cette usine construira en 1839 sa première locomotive. Trainworld de la SNCB exposera la maquette d‘une locomotive « Saint-Léonard». 
Gosuin par contre suit une stratégie de rentier : il achète des belles fermes et quelques abbayes, dont dont l’abbaye du Val Notre-Dame à Antheit  où il s’installe comme rentier. La famille Gosuin donnera le maître-autel de cette abbaye à l’église Sainte Foy à Saint Léonard.
J. Gosuin achète aussi en 1797, au prix de 342,000 francs, l’abbaye de Neufmoustier A sa suppression, l'abbaye possédait, outre ses bâtiments conventuels à Huy, divers biens, notamment 80 bonniers de terre à Petit Bois, 32 à Meeâe, des bois à Vierset, Neuville, Villers-le-Bouillet, où elle avait aussi des parts de houillières.
Jean Gosuin ne profitera pas longtemps de ses biens ‘mal acquis’. Il s’éteignit dans cette abbaye devenu pour lui sa maison de campagne le 11 septembre 1808.
Son commerce guerrier fut continué par le fils Jean-Joseph, mais ne survécut pas à la chute de l’Empire. L’usine fut reprise par Philippe-Joseph Malherbe, comme j’ai décrit plus haut.
Sa situation familiale compliquée allait devenir un terrain fertile pour ‘innombrables procès, surtout après le décès de sa femme et fille Marie Decarme en 1833. Le mariage même fut remis en cause. On monte en Cassation, on évoque le droit romain, le droit divin, la loi du Lévitique etc. Plus de 30 ans après son décès, la Cour de Liège reconnaissait la validité de son mariage avec Marie Decarme. Même le fameux Constantini revient à l’attaque pour le non respect de sa première commande suite à l’intrusion des Autrichiens.

Biblio

Les citations marqués pb viennent de Pierre Baré Herstal sous la révolution  liégeoise tome II ch XVII Le triomphe de Jean Gosuin p.283 -

L'histoire de la  Manufacture d'Armes de Liège est développée par Cl. GAIER dans le bulletin trimestriel de l'A.S.B.L. "Les Amis du Musée d'Armes de Liège", N° 42-43 de Septembre 1984 sous le titre : "Un mémoire inédit sur la Manufacture d'Armes de Liège en 1803". 

2 commentaires:

Jipé a dit…

Fabuleux, dommage que votre blog est très mal structuré, un petit effort svp !!!

Balou HPH a dit…

Comme dit précédemment "fabuleux" et... "blog mal structuré" (difficile de s'y retrouver). J'aurais aimé lire la "première" partie ?
Et savoir à qui on doit cette belle bio.
HPH administrateur asbl "Les Amis du Musée d'Armes de Liège"