samedi 3 décembre 2011

contribution au bilan de l'édification économique socialiste

Intro

Quel bilan peut-on faire de l'édification économique socialiste qui, à la sortie de la dernière guerre mondiale, englobait la moitié du globe. A mon avis, une question-clef a été l’influence de la loi de la valeur dans une économie socialiste. En disant qu’on doit tenir compte de la loi de la valeur dans la planification d’une économie socialiste, je n’invente pas l’eau chaude. J’essaye de systématiser un débat qui se mène dans le mouvement communiste international et dont on pourrait situer le début en 1952 avec la brochure « Problèmes économiques du socialisme » de Staline. Ce débat a démarré autour de la rédaction d’un Manuel d’économie politique, vers 1940. Cette question de la loi de la valeur était aussi présente depuis le premier plan quinquennal en 1928. Mais la petite brochure de Staline me semble la première tentative de synthèse. Et les contributions au débat à partir de ce texte me semblent des références très intéressantes.

Après la mort de Staline, Khrouchtchev oriente le débat dans le sens d’un «socialisme de marché ». En Chine, Mao Zedong fait son bilan des erreurs apparues au cours de l'édification socialiste de l'Union soviétique dans son texte « SUR LES DIX GRANDS RAPPORTS ». C’est l’époque où l’économiste Xue Muqiao commence son livre “Problèmes économiques du socialisme en Chine", une référence directe au « Problèmes économiques du socialisme » de Staline. Il devra attendre la mort de Mao en 1976 pour reprendre son manuel où il défend le "économie marchande socialiste".

A Cuba sort en juillet 1984 le livre de Carlos Tablada "Ernesto Che Guevara, homme et société. La pensée économique du Che" (15 années de recherches et un demi-million d’exemplaires vendus de la 30e édition). Ce livre va dans une direction diamétralement opposée. Dans la logique du Che, la logique du Plan est en contradiction fonctionnelle avec la loi de la valeur.

Un document clef : la brochure « Problèmes économiques du socialisme »

En 1954 l’INSTITUT D'ECONOMIE de l’ACADEMIE DES SCIENCES DE L'U.R.S.S. sort son « Manuel d’économie politique du PCUS ». Ce livre qui a été discuté pendant quinze ans est une première tentative de systématisation. Staline voulait ce manuel «un livre de chevet en matière d'économie politique marxiste, un excellent cadeau aux jeunes communistes de tous les pays. Du reste, étant donné le niveau insuffisant de la formation marxiste de la plupart des Partis communistes étrangers, ce manuel pourrait être d'une grande utilité aussi pour les cadres communistes plus âgés de ces pays (JS). »

Ce MEP a eu un précurseur: en 1938 sort un cours abrégé d’économie politique, sous la direction e.a. de Lev Leontiev. Sur sa propre copie et de sa propre main Staline ajoute : "approuvé par une commission du CC du PCUS (b) pour servir dans les écoles du Parti et du Komsomol." Leontiev prétendait que dans l'économie socialiste, il n'y avait pas de place pour la loi de la valeur, invoquant Lénine qui dit que les produits des entreprises socialistes "ne sont pas des marchandises dans le sens politico-économique, qu’ils cessent d'être des marchandises». Il se base aussi sur une phrase de l’anti Dühring: « Ce sont, en fin de compte, les effets utiles des divers objets d’usage, pesés entre eux et par rapport aux quantités de travail nécessaires à leur production, qui détermineront le plan. Les gens règleront tout très simplement sans intervention de la fameuse ‘valeur’ » (Anti-Dühring- Mr. E. Dühring bouleverse la science, F. ENGELS, 1878 éd. Soc. 1950 p.348-349)
Ce n’est qu’en Janvier 1941 que Staline critique ces thèses probablement parce que il devenait de plus en plus évident que ces conceptions freinaient une évolution dans le bon sens. Cette discussion ‘théorique’ est suspendue par la guerre, pas parce que ce débat théorique est jugé un luxe, mais parce qu’une économie de guerre tourne sur une autre logique. Dès la guerre terminée, le débat reprend. Tous ces textes sont réunis dans la petite brochure « Problèmes économiques du socialisme ».

La phrase clef de cette petite brochure est la suivante: « On demande parfois si la loi de la valeur existe chez nous. Oui elle existe. Là où il y a marchandises, la loi de la valeur existe nécessairement ». A première vue ça peut étonner qu’ après trente-cinq ans d’édification socialiste on doit encore discuter sur une notion si basique : la loi de la valeur. On remonte ici en 1821 avec Ricardo.

la loi de la valeur

Marx décrit comment l’échange de marchandises se développe dès qu’il y a division du travail. Les marchandises s’échangent sur base du travail qu’ils incorporent. «La mesure de valeur est une dépense de force simple que tout homme ordinaire sans développement spécial possède dans l' organisation de son corps ».

Des changements quantitatifs deviennent qualitatifs. La généralisation des échanges marchands mènent au capitalisme. C’est pourquoi ‘Le Capital’ commence par la phrase : "La richesse des nations, dans lesquelles règne le mode de production capitaliste, s'annonce comme une immense accumulation de marchandises ".

Que devient la loi de la valeur sous le capitalisme ? Là, les marchandises s’échangent à un prix de production, qui équilibre les taux de profit entre les différentes sphères de production : "L'échange des marchandises à leur valeur nécessite un degré de développement moindre que l'échange aux prix de production qui requiert un niveau déterminé du développement capitaliste. Quelle que soit la manière, la loi de la valeur domine leur mouvement. La valeur des marchandises précède, du point de vue non seulement théorique, mais aussi historique, leurs prix de production. La concurrence est capable, d'abord dans une sphère, d'établir une valeur et un prix de marché identiques à partir des diverses valeurs individuelles des marchandises. Mais c'est seulement la concurrence des capitaux entre les différentes sphères qui est à l'origine des prix de production, équilibrant les taux de profit entre ces sphères. Le dernier cas représente un développement plus poussé du mode de production capitaliste que le premier." (Marx, LC, L III,TI p.195-196)

L’évolution des contradictions du capitalisme pousse les travailleurs à la révolution ; la première révolution socialiste se fait en 1917 en Russie. Se pose directement la question : quel rôle jouera la marchandise dans la nouvelle société sans exploiteurs que nous essayons de construire ? ENGELS avait dit dans son Anti-Dühring : ‘Les gens règleront tout très simplement sans intervention de la fameuse valeur’ .

L’ économie socialiste dans le Manuel d’économie politique du PCUS

Le Manifeste Communiste avait dit: “Ce qui caractérise le communisme, ce n’est pas l’abolition de la propriété en général, mais l’abolition de la propriété bourgeoise”. C’est dans cette logique que nous trouvons dans le manuel comme principes généraux du nouveau système : « En régime socialiste, les moyens de production cessent d’être un capital, c’est à dire un moyen d’exploitation. La propriété sociale des moyens de production assure l’unité de la production socialiste et un accroissement ininterrompu et rapide des forces productives. La quantité de biens matériels que reçoit chaque travailleur dépend de la quantité et de la qualité de son travail.

On y a deux types d’entreprises: état et coopératives (le sol est patrimoine du peuple tout entier). Le droit des travailleurs de la société socialiste à la propriété personnelle s’étend aux revenu et à l’épargne provenant de leur travail, à leur maison d’habitation et à l’économie domestique, aux objetsde ménage et d’usage quotidien, aux objets de consommation.

Le travail ne se divise plus en travail nécessaire et surtravail; par suite, le produit, lui non plus, ne s’y divise plus en produit nécessaire et surproduit. La loi de la plus value, la loi de la concurrence quittent la scène. La loi de la valeur exerce son action au sein de l’économie socialiste ». Ces principes généraux n’ont pas été appliqués d’emblée. Elles sont le résultat d’expériences laborieuses. Nous avons eu le communisme de guerre, la Nep, les premiers plans quinquennaux. Grosso modo on peut dire que les communistes soviétiques ont pris de plus en plus connaissance de l’impact de cette loi de la valeur.

Une conscience grandissante de l’impact de la loi de la valeur

Nous voudrions décrire cette prise de conscience à partir de quelques extraits d’un des plus grands spécialistes francophones de la planification socialiste, Charles Bettelheim.

Né en 1913 à Paris, il adhère au Parti communiste après la prise de pouvoir de Hitler en 1933, mais est exclu assez vite du parti pour ses remarques « calomnieuses ». Durant l'occupation allemande, il coopère avec les trotskistes français (Parti ouvrier internationaliste). Dans les années 1950, il est l'interlocuteur de Nasser, de Nehru et de Ben Bella. En 1963, Che Guevara l'invite à Cuba où il participe au « grand débat » sur l'économie socialiste. Depuis 1966, Bettelheim s'intéresse tout particulièrement à la Chine. Il coopère avec l'Union des jeunesses communistes (marxiste-léniniste). Après la mort de Mao Zedong en 1976, il critique l’ abandon des principes maoïstes. Il est mort en 2006.

Bettelheim décrit qu’au cours du 1PQ prévalait la conception que grâce aux pri

x élevés dans les branches de l’économie que l’on désire développer, celles-ci disposeraient d’une fraction importante du revenu national. Cette action indirecte par l’intermédiaire des prix est abandonnée au 2PQ où on développe une action directe sur la production et les investissements. Si les prix des matières premières et de l’outillage sont fixés à un niveau artificiel, comme lors du premier Plan Quinquennal (1PQ), il est impossible de se rendre compte du caractère plus ou moins avantageux des différentes techniques de production. Dans le domaine de la consommation aussi, on oriente le consommateur vers l’un ou l’autre produit sans tenir compte de la main d’œuvre ou des ressources que ce produit demande. Les dirigeants des industries dont les prix ont été fixés trop bas, qui se trouvent donc en déficit, et dont le déficit est justifié par le plan, chercheront toujours à attribuer leurs mauvais résultats au niveau trop bas de leurs prix de vente. Vers 1935 on aligne donc les prix sur le prix de revient, plus une marge bénéficiaire. On peut ainsi supprimer les subventions destinées à combler le déficit de certaines industries. L’état prélève alors par voie fiscale l’essentiel des profits pour le redistribuer à travers l’économie.

Reste la question : quel prix de revient doit-on prendre comme base ? Celui de l’entreprise travaillant dans les plus mauvaises conditions, un prix moyen ? Quoi faire avec les entreprises déficitaires, dont le déficit dépend des fois des conditions particulières (pauvreté du minerai, distances). Mais grosso modo on approche avec le principe des prix de gros au travail dépensé pour leur production (Ch. Bettelheim, Les problèmes théoriques et pratiques de la planification, PUF, 1946 ; p.70-71 )

Ca c’est l’évolution pratique. Comme souvent, la théorie retarde sur la pratique.

La brochure «Problèmes économiques du socialisme».

C’est dans ce cadre-là qu’il faut situer les cinq discussions de Staline avec les économistes Soviétiques entre 1941 et 1952, reprises dans La brochure « Problèmes économiques du socialisme ». Vijay Singh décrit comment la gestation du Manuel s’est prolongée sur plus de vingt ans. 'La Théorie de l'Économie Soviétique' de 1931 fait 36 pages. En 1938 sort un Cours Abrégé – quand même 320 pages - de A. Leontiev et de A. Stetsky. Sur sa propre copie et de sa propre main Staline a ajouté qu'il a été 'approuvé par une Commission du CC DU PCUS (b) pour l'avantage du Parti, des écolesdu Komsomol et des cours.' En 1939 la seconde édition fait 408 pages. Le 29 janvier 1941 Staline, Molotov, et des économistes Soviétiques critiquent les passages sur les relations argent - marchandise et le rôle de la loi de la valeur dans l'économie Soviétique. Quelques mois plus tard les nazis envahissent l’URSS.

Cette discussion reprend en 1952. Voici quelques extraits qui résument à mon avis l’essence du débat : “Certains camarades soutiennent que le Parti a conservé à tort la production marchande après avoir nationalisé les moyens de production. La production marchande existait sous le régime d'esclavage et le servait, mais n'a pas abouti au capitalisme. Elle existait sous le féodalisme et le servait, mais n'a pas abouti au capitalisme, bien qu'elle ait préparée certaines conditions pour la production capitaliste. La question se pose : pourquoi la production marchande ne peut-elle de même, pour un temps, servir notre société socialiste sans aboutir au capitalisme, si l'on tient compte que la production marchande n'a pas chez nous une diffusion aussi illimitée et universelle que dans les conditions capitalistes; qu'elle est placée chez nous dans un cadre rigoureux grâce à des conditions économiques décisives comme la propriété sociale des moyens de production, la liquidation du salariat et du système d'exploitation.

Il existe chez nous deux formes essentielles de production socialiste: celle de l’état, et la forme kolkhozienne. Dans les entreprises d’état, les moyens de production et les objets fabriqués appartiennent au peuple entier. Dans les entreprise kolkhozienne, bien que les moyens de production appartiennent à l’état, les produits obtenus sont la propriété des différents kolkhoz qui fournissent le travail de même que les semences. Les kolkhoz ne veulent pas aliéner leurs produits autrement que sous forme de marchandises, en échange de celles dont ils ont besoin.

Par conséquent, notre production marchande est d’un genre spécial, c’est une production marchande sans capitalistes, qui se préoccupe pour l’essentiel des marchandises appartenant à des producteurs socialistes associés (Etat, kolkhoz, coopératives) et dont la sphère d’action est limitée à des articles de consommation personnelle.

On demande parfois si la loi de la valeur existe chez nous. Oui elle existe. Là où il y a marchandises, la loi de la valeur existe nécessairement.

La sphère d’action de la loi de la valeur s’étend chez nous tout d’abord à la circulation des marchandises, à l’échange des marchandises par achat et vente, à l’échange surtout des marchandises d’usage personnel. Dans ce domaine la loi de la valeur conserve bien entendu dans certaines limites un rôle régulateur.

Mais l’action de cette loi s’étend même à la production. Il est vrai que la loi de la valeur ne joue pas un rôle de régulateur. Mais il faut nécessairement en faire état en dirigeant la production. Le malheur est que les dirigeants de notre industrie connaissent mal l'action de la loi de la valeur. Un exemple entre tant d'autres: une proposition établissait le prix d'une tonne de céréales à peu près le même que celui d'une tonne de coton; au surplus, le prix d'une tonne de céréales était le même que celui d'une tonne de pain cuit.

Il est aussi absolument faux d’affirmer que dans notre régime économique actuel, la loi de la valeur règle soi-disant les “proportions” de la répartition du travail entre les diverses branches de production. Si cela était juste, pourquoi ne développerait-on pas à fond nos industries légères comme étant les plus rentables, de préférences à l’industrie lourde qui est souvent moins rentable? »

Khrouchtchev et son socialisme de marché

La première édition du Manuel sort en 1954, après la mort de Staline. Vijay Singh (Démocratie révolutionnaire, Inde - y détecte déjà quelques modifications dans le sens d’un «socialisme de marché ». La seconde édition de 1955 est encore proche de la version ‘de base’. Mais après 1957 et l'introduction du «socialisme de marché» dans l'économie soviétique par Khrouchtchev, le manuel est soumis à une révision radicale. Cela est évident dans les éditions de 1958 et 1959.

Vijay Singh résume le jugement des Khrouchtchéviens ainsi: «Staline a déclaré que la loi de la valeur existait en Union soviétique. Mais son interprétation très restreinte de cette loi et ses catégories de valeur comme les prix ont apporté peu de changements par rapport aux concepts précédents. La loi de la valeur était si «restreinte» qu’en réalité, son rôle est nié. Marchandises et valeur ont été déclarées incompatibles avec la propriété publique des moyens de production et ces «vieilles notions du capitalisme», comme Staline l'a dit, ne sont pas «admis» dans la sphère de la production des moyens de production. Staline reconnaissait la loi de la valeur seulement pour la production agricole collective. Mais en réalité, même cela était réduit à néant par son affirmation selon laquelle les prix d'achat planifiés de la production agricole, c'est à dire les prix auxquels les fermes collectives vendent l'essentiel de leur production pour le marché, ne pouvait être fondé sur la valeur. Il a déclaré que la valeur était complètement incompatible avec la formation des prix planifiée ».

Si ce résumé de Singh est correct je serais Khrouchtchévien : je trouve aussi que Staline fait une interprétation restreinte de la loi de la valeur. Et à l’inverse je ne crois pas que Khrouchtchev change grand-chose par rapport à la planification sous Staline. Il se limitent à élargir dans les entreprises « le fond du directeur » (qui existait déjà depuis 1936) afin de soudoyer les travailleurs avec des primes et autres participations au profit. Les bases mêmes de la détermination des prix ne changent pas et le ‘profit’ Khrouchtchev est ce qui reste après avoir payé les coûts qui ne sont pas établis sur base de la valeur . Mais ça me demanderait quelques jours pour argumenter un peu plus.

Khrouchtchev est très vite pris à partie par Mao. Un des points litigieux du ‘grand débat’ est la critique sur ‘le profit au poste de commande’. Mais en fait ce débat est un mélange de critiques sur l’importance des stimulants matériels et une réflexion directement économique sur l’influence de la loi de la valeur sous le socialisme.

En Chine l’économiste Xue Muqiao reprend le fil rouge des « Problèmes économiques du socialisme ». Il en reprend carrément le titre : “Problèmes économiques du socialisme en Chine ». D’autres, comme le Che, déblatéront les « Manuelistes ». Mais commençons par Mao.

1956 Mao Zedong «SUR LES DIX GRANDS RAPPORTS»

Dans son texte « SUR LES DIX GRANDS RAPPORTS » de 1956 Mao Zedong part des insuffisances dans l'édification socialiste de l'Union soviétique, qui viennent d’être mises au jour. « Le problème qui s'est posé en Union soviétique où, pendant longtemps, la production céréalière n'avait pas atteint le niveau record d'avant la Révolution n'existe pas chez nous. En Union soviétique, on pressure les paysans à l'excès. Par des mesures comme celle connue sous le nom de livraison obligatoire, on prélève trop sur leur récolte, et à un prix extrêmement bas. En accumulant des fonds de cette manière, on refroidit, dans une très grave mesure, l'enthousiasme des paysans pour la production. Notre politique à l'égard des paysans est différente de celle de l'Union soviétique, nous tenons compte à la fois des intérêts de l'Etat et de ceux des paysans. Notre impôt agricole est toujours resté à un taux relativement faible. Dans l'échange des produits industriels et des produits agricoles, notre politique est de réduire la fourchette, de pratiquer l'échange à valeurs égales ou presque égales. En ce qui concerne le revenu des coopératives, il importe de fixer une proportion appropriée entre la quote-part de l'Etat, celle de la coopérative et celle des paysans, et de définir, comme il convient, le mode de cette répartition. Tout ce que retiennent les coopératives est directement au service des paysans. Les dépenses de production sont nécessaires, cela va sans dire ; les dépenses de gestion le sont aussi. Le fonds d'accumulation collectif est destiné à la reproduction élargie, alors que le fonds de bien-être public sert à l'amélioration de la vie matérielle des paysans. Mais nous devons discuter avec les paysans pour établir une proportion rationnelle entre les crédits affectés aux différents usages. Pour ce qui est des frais de production et de gestion, il faut s'efforcer de pratiquer une stricte économie. Le fonds d'accumulation collectif et le fonds de bien-être public doivent être maintenus dans certaines limites ».

En prétendant que la Chine pratique l'échange à valeurs égales entre industrie et agriculture, Mao est probablement un peu prétentieux. Nous verrons chez Muqiao que la réalité chinoise est plus nuancée.

Et cela ne l’empêche pas Mao de lancer quelques mois plus tard ‘le grand bond en avant’, un désastre économique… 1956 est aussi l’époque où l’économiste Xue Muqiao commence son livre “Problèmes économiques du socialisme en Chine » (Economica, Paris ,1982). Ca lui prendra des années, y compris dix ans d’interruption lors de la Révolution Culturelle où il est renvoyé à la campagne.

Il reprend son manuel à la mort de Mao en 1976, pour la Commission d'Etat pour la nouvelle restructuration du système économique. Il appelle à l'obéissance aux «lois objectives du développement économique». Il jouera un rôle important dans les réformes en Chine à partir de 1978, jusqu’à sa mort en 2005 à l’âge de 101 ans. Il défend le "économie marchande socialiste", et critique les «gauchistes" qui défendent aveuglément la propriété publique. Il préconise une économie mixte avec une concurrence entre l'État, les secteurs collectifs et privés .

La citation suivante montre la parenté avec le petit texte de Staline « Problèmes économiques du socialisme »: Pourquoi la société socialiste doit-elle conserver l'échange de marchandises? La raison tient essentiellement à la coexistence de deux formes de propriété publique des moyens de production et à la propriété partiellement individuelle de la force de travail qui impliquent un régime de répartition selon le travail et le principe des intérêts matériels ».

p.140 : « Que l’Etat doive procéder à un échange marchand avec le secteur collectif ne fait plus de discussions désormais. Mais comment faire coïncider la production agricole avec les besoins de tout le pays ? Faut-il en définitive recourir surtout à des procédés administratifs ou à la loi de la valeur ? D’après Staline, la loi de la valeur n’a déjà plus un rôle de régulation dans la production socialiste, elle ne fait qu’exercer son influence. Mais en même temps il critiquait la baisse exagéré des prix du coton. IL suffit à l’Etat d’utiliser correctement la loi de la valeur, par une définition des prix rationnelle, et les achats ne devraient pas poser de difficultés. En ce qui concerne les cultures industrielles, les produits d’élevage, de la sylviculture, de l’aquiculture et les spécialités locales on peut recourir surtout à une politique des prix et à une régulation par la loi de la valeur ».

p.172 « L’état peut utiliser la politique des prix pour réaliser l’équilibre entre l’offre et la demande de biens. Dans l’échange de biens entre entreprises d’état, les variations de prix influencent aussi le profit de chaque établissement. Autrefois, comme dans l’ensemble le profit était dans sa quasi-totalité remis à l’état, comme les pertes étaient comblées par celui-ci et que les travailleurs recevaient un salaire fixe indépendant du profit de l’entreprise, on se préoccupait assez peu des variations de prix. "

La China Development Research Foundation a édité ses “collected works” dont une partie est disponible (en anglais) sur google. Je compte étudier un peu ce qu’il a raconté après son livre “Problèmes économiques du socialisme en Chine ». Cliquez ici pour une bibliographie.

Carlos Tablada et la pensée économique du Che

Le livre de Carlos Tablada "Ernesto Che Guevara, homme et société. La pensée économique du Che" va dans une direction diamétralement opposée. Dans la logique du Che, la logique du Plan est en contradiction avec la loi de la valeur. Le livre est accueilli avec enthousiasme par Celia Hart Santamaria (elle se présente comme " trotskyste pour son propre compte ". Elle est exclue en 2006 du Parti communiste cubain): « livre envoûtant, sorti en juillet 1984 après 15 années de recherches. Nous y retrouvons le Che qui nous propose un marxisme libéré de la rhétorique "manuéliste" . Ce livre que je découvre si tard va devenir un classique incontournable. Cette 30e édition, avec son demi-million d’exemplaires vendus en atteste ».

Evidemment, ce soutien trotskyste n’est pas un argument en soi contre ces thèses du Che. Même si je me pose des questions sérieuses sur le pourquoi de ce soutien si tardif – Celia Hart le découvre à la 30e édition.

En 1961, Guevara accède aux plus hautes responsabilités économiques. On connaît l'anecdote: dans une réunion de dirigeants, on demande: «Y a-t-il un économiste dans la salle?» Il lève la main, ayant entendu «y a-t-il un communiste dans la salle?». Le voici à la tête de la banque nationale. Et, en 1963, ministre de l'Industrie. Tablada n’a pas falsifié la pensée du Che. Commençons par le début, le débat économique de 1963. Mandel qui a participé à ce débat, avec Charles Bettelheim, à la demande des cubains, résume assez bien l’enjeu : « Le débat économique de 1963-1964 à Cuba se référait à quatre questions principales : l'organisation des entreprises industrielles; les stimulants matériels ; le rôle exact de la loi de la valeur dans la période de transition du capitalisme au socialisme; la nature des moyens de production étatisés dans cette période (production ou non de marchandises? Représentent-ils une propriété sociale ou sont-ils seulement en partie socialisés? Etc.) Selon nous, il est clair que les moyens de production dans le secteur étatique ne sont pas des marchandises, car la notion de marchandise implique celle de l'échange, c'est à dire du changement de propriétaire. Une entreprise d'Etat ne " vend " pas une machine à une autre entreprise d'Etat, tout comme un département du trust Ford de " vend " pas des carrosseries à son département de montage. La nécessité d'une comptabilité stricte des dépenses, même sous forme monétaire, n'a rien à voir avec cette question.
Quant au rôle de la loi de la valeur dans la période de transition du capitalisme au socialisme, le commandant Mora a défendu l'idée selon laquelle, au cours de phase de développement historique, la loi de la valeur continue à réguler la production, bien qu'elle ne soit plus la seule à le faire. De plus, il a déduit de cette thèse que la loi de la valeur " opère " dans les relations entre entreprises étatiques.
A cela, Ernesto Che Guevara a répondu que, dans la période de transition du capitalisme au socialisme, une survivance des catégories marchandes n'implique pas que ce soit la loi de la valeur qui régule la production. Elle est au contraire elle-même régulée par le Plan, qui peut et doit utiliser le calcul en valeur, mais dont la logique est en contradiction fonctionnelle avec la loi de la valeur ».

En 1965, dans « Le Socialisme et l’Homme à Cuba », le Che rejetait la conception selon laquelle il fallait « vaincre le capitalisme avec ses propres fétiches : en poursuivant la chimère de réaliser le socialisme à l’aide des armes pourries léguées par le capitalisme (la marchandise prise comme unité économique, la rentabilité, l’intérêt matériel individuel comme stimulant, etc.) on risque d’aboutir à une impasse. Pour construire le communisme, il faut changer l’homme en même temps que la base économique ».

Il est interpellant de voir comment à partir de là il arrive à instaurer un système super centralisé. Il proposera le Système Budgétaire de Financement (SBF) comme forme de planification qui sera appliquée à l’industrie au cours de son mandat au ministère de ce secteur. Là comme ailleurs la volonté subjective arrive parfois à des résultats compétemment contraires…

Dans « Catégories marchandes, stimulants matériels et transition au socialisme à Cuba », Jérôme Leleu fait l’historique du débat. La période « offensive révolutionnaire » commence avec discours de Fidel Castro du 26 juillet 1966. La centralisation des ressources va s’effectuer dans l’agriculture, les tenants du calcul économique vont être relégués à des postes de second plan, et les stimulants matériels mis en place depuis la révolution, vont être progressivement supprimés. Cuba à ce moment est le pays où le taux de moyens de production détenu par l’État est le plus élevé au sein des économies socialistes planifiées.

A partir de l’échec de la zafra de 1970, les mesures de l’offensive révolutionnaire seront remises en cause. Le système de direction et de Planification de l’Economie (SDPE) sera mis en place à partir de 1976, date du début du premier plan quinquennal cubain. Depuis 1972, Cuba était rentré au sein du Conseil d’Assistance Economique Mutuel (CAEM). Le fonctionnement de la planification et des entreprises au sein du SDPE se rapprochait fortement du système soviétique des réformes de 1965.

Le processus de « rectifications des erreurs et tendances négatives » initié par Fidel Castro à partir de 1986 réduit la part des catégories marchandes au sein de l’économie, en stoppant le SDPE, en réduisant l’octroi de stimulants matériels et en supprimant les marchés « libres » agricoles entre autres. Le pouvoir justifiait ce processus par la part trop importante du calcul économique dans le pays et par l’enrichissement excessif d’une certaine frange de la population.

La désintégration de l’URSS en 1989 entraîna le démantèlement du CAEM. Entre 1989 et 1993, les exportations et les importations se contractent, resp. de 79% et de 73% (Herrera, 2006). Le PIB chute de 35%, et retrouve son niveau de 1989 seulement en 1999. Des réformes économiques sont mises en place à partir de 1993, avec la légalisation de la circulation du dollar, l’ouverture aux Investissements directs à l’Etranger (IDE) tout de même limités à 50% du capital d’une entreprise, à la légalisation des marchés « libres » agricoles et artisanaux, à la suppression du monopole du commerce extérieur par l’État etc. Ces réformes entraînèrent donc une augmentation relativement importante du rôle de la loi de la valeur dans l’économie.

Mais je laisse à nos spécialistes de Cuba le soin d’analyser l’évolution à Cuba.

Les échanges entre pays socialistes.

Je n’ai pas abordé l’impact de la loi de la valeur sur les échanges entre pays socialistes et je ne compte pas approfondir cela ici. Mais il me semble intéressant de citer en passant le discours d’Alger du Che au Séminaire économique de solidarité afro-asiatique, les 22 et 27 février 1965. « La pratique de l’internationalisme prolétarien n’est pas seulement un devoir pour les peuples qui luttent pour un avenir meilleur, c’est aussi une nécessité inéluctable. Le développement des pays qui s’engagent sur la voie de la libération doit être payé par les pays socialistes. Il ne doit plus être question de développer un commerce pour le bénéfice mutuel sur la base de prix truqués aux dépens des pays sous-développés par la loi de la valeur et les rapports internationaux d’échange inégal qu’entraîne cette loi. Comment peut-on appeler " bénéfice mutuel " la vente à des prix de marché mondial de produits bruts qui coûtent aux pays sous-développés des efforts et des souffrances sans limites et l’achat à des prix de marché mondial de machines produites dans les grandes usines automatisées qui existent aujourd’hui ? Les pays socialistes ont le devoir moral de liquider leur complicité tacite avec les pays exploiteurs de l’Ouest ».

Il me semble que le point de départ que ‘le développement des pays qui s’engagent sur la voie de la libération doit être payé par les pays socialistes’ n’est pas ce qu’il y a de mieux pour construire un système économique qui développe au maximum les ressources internes...

Conclusion

Je voudrais terminer avec une citation d’Engels de 1888 (Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande IV: Le matérialisme dialectique) « L'histoire du développement de la société se révèle, sur un point, essentiellement différente de celle de la nature. Dans la nature, ce sont uniquement des facteurs inconscients et aveugles qui agissent les uns sur les autres et c'est dans leur jeu changeant que se manifeste la loi générale. De tout ce qui se produit, rien ne se produit en tant que but conscient, voulu. Par contre, dans l'histoire de la société, rien ne se produit sans dessein conscient, sans fin voulue. Mais cette différence ne peut rien changer au fait que le cours de l'histoire est sous l'empire de lois générales internes. Car, ici aussi, malgré les buts consciemment poursuivis par tous les individus, c'est le hasard qui règne en apparence à la surface. Ce n'est que rarement que se réalise le dessein formé ; dans la majorité des cas, les conflits des innombrables volontés et actions individuelles créent, dans le domaine historique, une situation tout à fait analogue à celle qui règne dans la nature inconsciente. Les buts des actions sont voulus, mais les résultats ont finalement des conséquences autres que celles qui ont été voulues. Ainsi les événements historiques apparaissent en gros également dominés par le hasard. Mais partout où le hasard semble jouer à la surface, il est toujours sous l'empire de lois internes cachées, et il ne s'agit que de les découvrir ».

Ca a été ainsi avec la loi de la valeur. Des individus veulent sauter des étapes ; ils refusent de se servir des armes pourries léguées par le capitalisme comme la marchandise ou la rentabilité. Mais la loi de la valeur est là, et impose ses contraintes. Ce n’est qu’en le découvrant, et en l’utilisant consciemment dans le but de construire une société sans exploitation, qu’on peut changer les choses…

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