mardi 2 février 2010

1491- 1431 Les Rivageois contre Érard de La Marck

Dédicacé à Michiel Callroux de Tylleur, Goffin son frère, un nommeit Johan Barbe, dirigeants du peuple. Denis Wassaige, Jean Carodea, Le Crespouxcharlier, Thomas Germea, Gérard Dubois, Jacques Barba, Théodoric Sartor, Laurent-le-Subtil, Pascal Martinon, Gérard-le-Sergeant qui subirent la peine et dont les têtes furent exposées aux portes de Liège. Guillaume de Meef, greffier de la cité en 1531, publie une liste de 872 noms.
Ce doux archevêque Monseigneur de la Marck
Érard de La Marck est ‘élu à l’unanimité’ prince évêque de Liège de 1505 à 1538. Erard est destiné au service de l’Eglise : il obtient sa première prébende à l’âge de onze ans! Pourtant, il y a quelques tâches sur le blason de la famille : le 30 août 1482, son oncle, Guillaume, surnommé le «Sanglier des Ardennes », avait assassiné le Prince-Evêque de Liège, Louis de Bourbon. Un autre rejeton aux gènes intéressants est Guillaume II de la Marck (1542–1578), seigneur de Lumey, amiral des gueux de la mer, arrière petit-fils de ce sanglier des Ardennes.
Erard aura besoin de tout ce patrimoine génétique pour venir à bout des Rivageois.
‘Elu à l’unanimité’ ne doit pas être compris à partir de nos références sur la démocratie. C’est le chapitre des chanoines qui élit et ce chapitre danse sur les fifres de l’Empire. Erard a bien vite l’occasion de renvoyer l’ascenseur. L’empereur Maximilien meurt le 12 janvier 1519. Deux candidats sont en lice pour la couronne du Saint Empire romain germanique: le roi de France, François 1er et Charles, le jeune roi d’Espagne. Il y a sept électeurs à convaincre. Erard ne ménage pas sa peine durant cette campagne impériale. Le 28 juin 1519, à Francfort, à l’unanimité, Charles d’Espagne est choisi. Il prend le nom de Charles-Quint. Qui en récompense des services rendus lors de la campagne pour l'élection impériale, le nomme archevêque de Valence. Le 9 août 1520, Érard est promu cardinal.
Érard de La Marck : un second Notger ?
On présente Érard de La Marck comme le plus grand homme d’Etat liégeois des Temps modernes, un second Notger selon certains. Et, en effet, il reconstruit la cité détruite par Charles le Téméraire. En 1526 Erard jette les fondations du Palais des Princes-Evêques . Mais avant de commencer son palais, il reconstruit en 1520 sa prison, une tour carrée qui se situait à peu près à l’emplacement de l’aile ouest du palais des princes. La basilique Saint Martin et l’église St Jacques sont reconstruites, de nouvelles murailles se dressent entre Saint Martin et Sainte Walburge et on travaille au quai de la Batte. C’est l’essor industriel avec les houillères, les clouteries et les hauts-fourneaux. Selon Pirenne, à la fin de son règne, la principauté « s’était enrichie de plus du double ».
Une chose est sûre : le prince aime le luxe. Même son décès, en 1538, est à l’image de sa vie de prince gourmand aimant le luxe et la gloire : «Sa gourmandise lui tendit un piège où il fut pris. Le 17 Janvier, après souper, il mangea tant d’huîtres que le lendemain une maladie mortelle se déclara ».
Son maitre d'hôtel aurait rédigé l’épitaphe suivant. Certains en contestent l’authenticité. Je ne vais pas ergoter là-dessus. Si non è véro, c’est bien dit. C’est Erard qui parle:
Je fus Cresus en trésor abundant,
Et le tyran Néron par cruauté,
Comme Mate en jugement rendant,
Moins que les Grecs observant loyauté.
Plus variant que Français j'ai été,
Paillard, trompeur, bon avaleur de vin,
Grand hypocrite au service divin.
Or a rompu son filet Atropos,
Et ce corps mort a mis, après sa fin,
En ce tombeau doré, pour son repos.
Et le prince a dépensé. On avait travaillé sept ans à un magnifique buste de vermeil supportant, richement enchâssée, la relique appelée le chef de Saint-Lambert. On estimait ce chef-d’œuvre à cent mille écus, « somme prodigieuse en un temps où l’on payait la journée d’un manœuvre avec un liard liégeois. »
Et puis, il fallait encore entretenir 38 collégiales (rien qu’à Liège Saint-Pierre, Saint-Martin, Saint-Paul, Sainte-Croix, Saint- Jean-l'Evan­géliste, Saint-Denis, Saint-Barthélemy), avec chaque fois une trentaine de chanoines, 6000 pour tout l’évêché. Halkin parle d’un „clergé immense". F. Hénaux parle du „paradis des prêtres".
Mais pour le peuple, c’est la misère.
Des richesses construites sur une exploitation impitoyable
Déjà en 1491, les Rivageois (habitants des bords de la Meuse en aval de Liège), s'étaient soulevés « propter intolerabilem famem » (Chronique de Jean de Los, dans de Ram, Documents, p. 107).
En 1513 c’est la peste à Huy, puis à Liège.
En 1513, de violentes émeutes éclatèrent à Malines et à Liège. Les Liégeois, écrasés d’impôts, en rendaient responsables leurs magistrats municipaux, qu’ils accusaient de dilapidation. Ils demandèrent le châtiment des coupables. La promesse d’une enquête sévère sur les malversations commises calma les esprits, lorsque deux bourgeois, en procès devant le tribunal des échevins, se prirent de querelle. La foule appuya les réclamations de celui qui venait d’être condamné et força l’entrée du tribunal. Erard de la Marck crut à une insurrection générale. Il alla en personne dans la chambre de chaque métier; comme il sortait de celle des drapiers, il se cassa la jambe. A la nouvelle de cet accident, le peuple s’émut de pitié, s’apaisa, et tout rentra dans l’ordre accoutumé (Histoire du commerce et de la marine en Belgique, Ernest Jean van Bruyssel, 1861).
A Dinant, on déplore « la povreté du commun peuple » et l'on statue que les brasseurs devront désormais fabriquer autant de boisson faible que de forte « afin que le peuple soit servy aussy bien le povre que le riche ». Du 2 décembre 1516 au 17 août 1518, le prix de la cervoise augmente de moitié.
En 1519 une nouvelle épidémie de peste frappe la principauté. Maastricht vit disparaître 5000 de ses habitants.
A la fin juin 1523, des gelées détruisent vignes et céréales et, dès novembre, le froid ruine encore les productions tardives. Au printemps de 1524, la disette grandit. L'on supplie Dieu de mettre un terme aux fléaux « assavoir ghuerre, pestilence et cher temps dont procède famine ». Le prix du grain augmente toujours.
Prince, magistrat et clergé établissent en 1528 le prix des grains. Ces stipulations devaient être reprises en 1531, à la veille de la Mutinerie des Rivageois.
1533, rebelote pour la peste: « La grande inondation du 2 novembre 1532, indépendamment des ravages immédiats qu’elle exerça, eut des résultats éloignés non moins graves. Les terres imbibées d’eaux salines exhalèrent des miasmes délétères, que les chaleurs de l’été de 1533 vinrent encore activer. La peste éclata à Huy et se propagea dans la Hesbaye. Erard de la Marck, crut pouvoir s’en garantir, en défendant l’entrée de sa ville épiscopale à tout malade et venant des contrées infectées. Ces mesures n’arrêtèrent nullement la marche de l’épidémie. La défense concernant les personnes et les marchandises venant d’endroits suspects fut alors renforcée de peines sévères». De la Marck a-t-il saigné son peuple pour reconstruire Liège ?
Réforme et Contreréforme
C’est une époque où le peuple commence partout à remettre en question les fastes de l’église. Un siècle avant déjà, la ville hussite et communiste Tabor avait résisté à cinq croisades, de 1420 à 1433.
Le 31 octobre 1517 Luther publie ses 95 thèses de contre les indulgences. Cet évènement est le début de la Réforme. Très vite des tendances radicales surgissent. En 1525 la guerre des paysans balaye tout l’Allemagne. En1534 l’anabaptiste Jean de Leyde établit la communauté universelle des biens et des personnes, y compris la polygamie, dans la ville de Munster assiégée.
C’est dans ce contexte que s’organise la Contre Réforme. Le prince évêque –solidarité de classe oblige - s’y engage activement. Les anabaptistes seront une cible préférée.
En 1508 déjà, il recruta en qualité de secrétaire particulier le jeune Jérôme Aléandre, qui devait plus tard, comme nonce papal, s'illustrer dans la persécution des premiers protestants. Pour ceux qui préfèrent une version romancée, il y a « le manuscrit de la Giudecca », d’Yvon Toussaint, ancien rédacteur en chef du Soir, « un roman sous la forme d’une autobiographie fictive, mais qui respecterait le plus scrupuleusement possible un contexte historique tumultueux ». Dans ce roman, on retrouve Erard de la Marck qui, en quête d’un chapeau de cardinal, se fait conseiller par Aleandro.
En 1509, de la Marck prend des mesures sévères contre les blasphémateurs ; la première fois, le coupable était condamné à une amende d'un florin ; la seconde fois, l’amende était triplée ; la troisième, on était cloué par l’oreille à un poteau.
Fin septembre 1520, à Anvers, Erard présente Aléandre à Charles-Quint. Ils travaillent ensemble sur un texte condamnant l’hérésie.
Il participe à la Diète de Worms qui, en 1521, mit Luther - qu'il comparait au diable en personne - au ban de l’Empire. L’Edit de Worms interdit la diffusion et la lecture de tout écrit suspect d'hérésie, condamne les schismatiques à la confiscation de leurs biens, et incite tout sujet de l'empereur à dénoncer les schismatiques en échange de la récupération d'une partie de leurs biens. Erard de la Marck rencontre une certaine résistance à publier cet édit qu’il avait aidé à rédiger dans la Principauté de Liège: l’édit ne sera pas publié avant 1527. Les Liégeois font valoir que leurs lois et coutumes refusent toute juridiction d’exception.
En 1525, le pape Clément VII veut nommer notre prince inquisiteur général pour les Pays-Bas. Son successeur, le pape Paul III (qui convoqua le concile de Trente dit aussi de la "contre-réforme") appelle Erardus van der Marck „haereticorum persecutor acerrimus".
Erard de la Marck, trouvant cette charge trop pesante pour ses forces, représenta à l’empereur qu’il ne pouvait plus y suffire, d’autant plus que le nombre de sectaires augmenta de jour en jour (Histoire générale de la Belgique, Volume 5 Par Louis Dieudonné Joseph Dewez).
Même son Maitre-Bourreau n’échappera pas à cette contagion. Celui qui rudoyait superbement les Rivageois, qui tenaillait, brûlait, rouait et pendait sans pitié les hérétiques, fut décapité, lui-même s'étant laissé séduire par les doctrines nouvelles. " Maistre Jhan, bourrea de la Cité eut la teste trenchée, et ne sceut-on jamais la cause de sa mort, excepté que on disoit qu'il avoit esté à Esden, et illec reveleis aulcuns secret touchant les affaires des Rivagois" [Chroniques de Liège].
Ce n’est pas quelques sectaires, c’est toute la Cité qui refuse la Contre-réforme. En 1533 encore le cardinal Erard doit édicter officiellement la primauté de la justice civile même dans les conflits relevant de l’hérésie. « Avant de pouvoir arrêter un bourgeois suspect d’hérésie, il fallait fournir une preuve tangible du délit devant « la Loi », représentée par huit échevins de la Souveraine Justice au moins, et « la Franchise », représentée par les deux bourgmestres et quatorze jurés de la Cité. De telle sorte que le crime d’hérésie n’était pas soustrait au droit commun, comme ce fut le cas dans les Pays-Bas espagnols, alors soumis placards de Charles Quint. Dans ces conditions, la peine de mort ne pouvait être prononcée que si l’hérésie s’aggravait d’un attentat contre la sécurité publique. Les tribunaux se contentaient généralement de l’abjuration du coupable. Au cas où il s’y refusait, il était banni ».
Mais malgré ces obstacles Erard marque des coches sur sa crosse dans la lutte contre l’hérésie. Le prince fait même couler une cloche qu’il nomme Erardus, avec l’inscription: Ipse kro magnum ter magni contra Erardi — Effugat haereticos, ego daemones horror utrisque (dicimur). Traduit : comme celle-ci chasse les hérétiques et les démons, d’où les deux (la cloche et Erard!) sont hais par tous (Foullon II p. 239; Lenoir, p. 20; Halkin, p. 251 en p. 59).
Selon Léon E. Halkin, (Réforme protestante et catholique au diocèse de Liège) parmi les 52 condamnés au dernier supplice, 42 au moins étaient anabaptistes, 3 des prêtres et 5 des obstinés ou rebelles. Le nombre des abjurations fut beaucoup plus grand.
Erard nomme comme inquisiteur Jamolet, qui se signalait par son zèle à rechercher les luthériens. Ici aussi nous avons une version romancée à proposer: 'L'Inquisiteur, histoire liégeoise du XVI° siècle'. Sous ce titre sombre et terrible, qui rappelle si bien les autodafés et la torture, M. A. Polain (Liège, Jeunehomme, 1839) publie une nouvelle historique. Toute la scène se passe au temps de l’évêque Erard de la Marck, vers 1538. Jamolet est un moine dominicain, de la plus hideuse trempe, qui est à la tête d'une sorte de tribunal inquisitorial, devant lequel sont cités sans pitié tous individus soupçonnés d’hérésie. Henri, comte de Jemmeppe, est un de ces jeunes hommes, à l'âme ardente, à la volonté inébranlable. Il aime Marguerite de Bierset, pour qui Jamolet brûle de son côté d'un amour délirant. La vieille commune liégeoise s'émeut contre l'évêque et la tyrannie du tribunal inquisitorial. Henri, chef des Rivageois, se met à la tête du peuple. Dans l'entretemps, l'infâme Jamolet a su s'emparer de Marguerite au château de Bierset. Le moine est prêt à triompher par la violence de la résistance de la jeune comtesse. Henri survient. Le peuple furieux conduit Jamolet au supplice, le comte de Jemeppe épouse son amante.
Le MESSAGER DES SCIENCES HISTORIQUES DE BELGIQUE conclut : « Il faut pardonner à M. Polain d'avoir outré avec tant d'exagération le caractère du dominicain, d'être un peu cru dans les détails des cruautés de Jamolet. Il y a de ces choses qu'il faut laisser deviner au lecteur».
L’édit du 9 juin 1533 condamna au bannissement et à la confiscation des biens huit bourgeois convaincus d’hérésie luthérienne ou anabaptistes. Erard les fit instruire des vérités de la foi par des carmes et des dominicains, qui en ramenèrent plusieurs à la religion catholique. On continua ces enquêtes pendant toute l’année 1535.
Le 29 janvier 1536, un luthérien obstiné fut condamné à mort. Arrivé au lieu de l’exécution, il demanda à parler au peuple. Erard, loin de le lui permettre, lui fit percer la langue d’un clou.
L’hérésie se répandit dans toutes les parties de la principauté, principalement dans la partie flamande, et surtout à Maestricht, où l’évêque partageait la souveraineté avec le duc de Brabant. Le pape Paul III le nommera en 1537, « légat a latere », ce qui donne une idée du rôle éminent du Prince-Cardinal dans la lutte contre l’hérésie. Cette promotion rare signifie, en droit canon, que le pape envoie ce plénipotentiaire comme un « alter ego» pour le représenter et agir avec son autorité.
Peut-on rattacher la révolte des Rivageois à ces ‘hérétiques’ ? La plupart des historiens liégeois refusent de faire ce lien, et présentent d’ailleurs cette révolte comme un fait divers qui a tout au plus duré deux jours. Même pour Halkin, „ce célèbre incident n'eut pas d'autre cause primordiale que la misère, qui régnait alors dans la cité."
Je crois qu’ils se trompent. Non seulement cette révolte n’est pas un feu de paille : on peut situer la première révolte de la faim à 1491, avec des violentes émeutes à Malines et à Liège en 1513. On voit que ce ‘doux archevêque Monseigneur de la Marck’, comme disait Decoster, est très actif dans la lutte contre ‘l’hérésie’. En plus, on voit qu’à la même époque partout dans l’Empire le peuple accroche ses revendications économiques et politiques à une critique de l’Eglise. Cette critique mène à la guerre des paysans en 1525 et le « Royaume de Dieu» de Munster, en 1534, qui faisait d’ailleurs partie du même « Cercle de Westphalie" que la principauté.
Joseph Daris (Histoire du diocèse et de la principauté de Liège, T. IV, Edition Demarteau, pp. 31 et suiv. Liège, 1890) rattache la mutinerie des Rivageois de 1531 à l'opposition des princes protestants ligués à Schmalkalde le 30 décembre 1530 contre Charles-Quint : « Les princes protestants s'étaient ligués à Schmalkalde et début 1531, ils envoyèrent des ambassadeurs au roi de France pour demander son appui contre 1'empereur. Il n'est pas improbable que ses émissaires aient contribué à l'insurrection des Rivageois, au moment où le prince se trouvait à Bruxelles, près de l'empereur ».
Charles Decoster n’hésite pas à faire un lien de manière très directe. «Ce doux archevêque Monseigneur de la Marck » reçoit une place dans La légende et les aventures héroïques, Joyeuses et glorieuses, D’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak, Au pays de Flandres et ailleurs. (1867)
« Passant par Liège, Claes apprit que les pauvres Rivageois avaient grand’faim et qu’on les avait mis sous la juridiction de l’official, tribunal composé de juges ecclésiastiques. Ils firent émeute pour avoir du pain et des juges laïques. Quelques-uns furent décapités ou pendus et les autres bannis du pays, tant était grande, pour lors, la clémence de monseigneur de la Marck, le doux archevêque. Claes vit en chemin les bannis, fuyant le doux vallon de Liège, et aux arbres près de la ville, les corps des hommes pendus pour avoir eu faim. Et il pleura sur eux ».
Le grand écrivain flamand Louis Paul Boon décrit dans son Magnus Opum ‘le Livre des gueux’, 1979 l’histoire d’une anabaptiste. Malheureusement ce livre n’est pas encore disponible en français.
Les Rivageois
Decoster nous amène ainsi directement au cœur de notre sujet : les Rivageois
En janvier 1531 Erard assista à l’élection du roi des Romains et revint dans notre pays avec Charles-Quint. Il partit ensuite pour Bruxelles. Ce fut pendant cette absence qu’éclata l’insurrection dite des Rivageois.
La Mutinerie des Rivageois est connue dans ses moindres détails par la chronique de Guillaume de Meef, greffier de la cité en 1531. Toutefois, de Meef ne voit dans les Rivageois que des mutins. Son livre n'est, en somme, qu'un vrai réquisitoire judiciaire. Laissons-lui la parole.
« En 1531, la disette et l'excessive cherté des grains firent naître une violente émeute parmi les habitans de Seraing, de Jemeppe, de Tilleur et d'autres villages voisins. Ils demorèrent sur les prez devant la ditte vaulx St. Lambert ; et mandèrent à l'abbaye que l'on leur envoyast à boir et à mangier, ce que Monseigneur l'abbé qui est homme savant et prudent, affin de eviteir leur fureur et maulvaise volonté, ne leur volut refuseir, mais leur envoyât incontinent trois à quattie thonneaulx de bonne cervoise, du pain, de la chair et du fromaige à l'advenant. Et comme ils estoient ainssy logiez sur les dits prez, aians buvz ceste bonne cervoise, comencbèrent à deviseir de leur conspiration et entreprinse, et oussy de faire serment les ungs aux aultres de non separeir ny devideir, si tout ce qu'ils demanderoient ne fust faict et accomply, et de resisteir et de défendre contre tous y ceulx qui les voldroient invader et courir sus, jusques à morir tous ensemble. Et de fait eurent tels conseils que ils firent ledit serment, et leur faisoicnt faire comme chieffs et capitaines Michiel Callroux de Tylleur et Goffin son frère. Et fut un nommeit Johan Barbe sonneir la cloche et recoupier au dit Ougrée pour avoir plus de gens ».
A la demande du magistrat ils formulèrent leurs exigences par écrit : extension des privilèges accordés récemment par l’empereur à tous les citoyens et non seulement aux feudataires; stricte observation de l’édit sur la vente et le prix du grain; restriction de la juridiction de l’official aux seuls ecclésiastiques. Ils demandent aussi la libération d’un citoyen de Tilleur, Jean Alberti ou Jean Albrecht : « Nous voullons, que Jehan Halbart, comme Bon Bourgoy soyt delivré et relaxé de la prison, puisque les Eschevins de la Ville de Treicht l'ont jugé hors de prison et n'ont trové cause aucune de le faire mourir, selon les Loix Imperiale et Status du Pays de Liege ».
Je n’ai pas réussi à avoir plus d’informations via internet sur ce Jean Albrecht. Etait-il un tribun populaire ou simplement un symbole de l’arbitraire du prince évêque ?
Jean Alberti sera effectivement remis en liberté. Le lendemain les négociateurs du prince sont accompagnés par Jean-Alberti, relâché.
En attendant une réponse les Rivageois pillent les faubourgs. Un vicaire-général propose une solution aussitôt adoptée: tous les greniers seront visités et les grains mis en vente au prix fixé; chacun ne gardera que l'indispensable ; si les grains manquent, une somme d'argent sera consacrée à l'achat de denrées pour la cité et la banlieue.
Vers le soir, on transmit ces décisions aux révoltés. Alors « la plus grande partie se commensat à séparer et retirer vers leurs maisons ».
Mais le magistrat avait mandé à la Marck de revenir au plus tôt. La visite des greniers révéla qu'ils étaient fort « despourveus ». Six mille florins liégeois, payés mi-partie par le clergé et mi-partie par la ville, furent aussitôt consacrés à l'achat de grains bientôt revendus à un prix inférieur à leur coût. Le 10 juillet, Érard rentre à Liège. Il stigmatise l'horreur de la révolte. Les crimes des Rivageois sont un outrage à Dieu, à la Majesté impériale, au prince-évêque, à la cité, au clergé, à tout le pays ! Ils méritent châtiment.
Le dimanche 16 juillet, il assemble la généralité urbaine qui « fist et ordonna la manière des dites correction et punition ». Les fauteurs du soulèvement perdent tous leurs biens meubles et immeubles. Leurs maisons seront abattues. Quant aux rebelles volontaires, ils achèveront la chaussée Sainte-Marguerite, payeront au profit de la cité une grosse somme d'argent et feront amende honorable, le 1er août. Ils sont privés, leur vie durant, de toute liberté.
Le lendemain, la Marck mande aux bourgmestres que, pour savoir « le fond et motif de ceste conspiration » il doit tenir les chefs du soulèvement. 12 sur 40 sont saisis, condamnés à mort et exécutés, fin juillet. Les têtes des suppliciés sont clouées aux portes de Sainte-Marguerite, Sainte-Walburge et d'Avroye. C'étaient Denis Wassaige, Jean Carodea, Le Crespouxcharlier, Thomas Germea, Gérard Dubois, Jacques Barba, Théodoric Sartor, Laurent-le-Subtil, Pascal Martinon, Gérard-le-Sergeant.
Toutefois, la répression de la mutinerie n'est pas la seule préoccupation souveraine. Il faut obvier aux difficultés économiques. Le 30, Erard fait lire les ordonnances : personne ne pourra plus vendre des grains aux étrangers ou aux revendeurs ; les brasseurs et boulangers n'exigeront plus un prix exorbitant pour la cervoise et le pain ; les étrangers « povres gens et bannis » doivent quitter la cité endéans les trois jours.
La Mutinerie des Rivageois était liquidée. Le 3 août, la Marck retournait à Bruxelles.
Pour la plupart des historiens liégeois, le caractère purement économique de la rébellion paraît manifeste. La plupart le soulèvement est de peu d'importance : il débute le 2 juillet dans la matinée et cesse le lendemain, à la nuit tombante. C'est le fait de 900 nécessiteux à l'humeur brouillonne. Pour F. Henaux (Histoire du pays de Liège, J. Desoer, Liège, 1874, T.II, pp. 251 à 256) par contre, « des Anabaptistes ralliaient à leurs doctrines les populations des rivages de la Meuse, en amont de Liège. Une sourde fermentation ne tarda pas à régner dans les Communautés d'Avroi, de Fragnée, de Sclessin, de Tilleur, de Ramet, d'Ougrée, de Seraing, de Jemeppe, de Chokier, puis dans celles d'Ans, de Mons, de Montegnée, de Berleur, de Grâze, de Horion, de Hollogne aux pierres, de Flémalle ».
Une liste donnée par De Meef en appendice comprend 872 noms. Il est intéressant de savoir quel fut l'élément social de la Mutinerie. 80 noms des mutins sont accompagnés de la profession de ceux-ci. Les épithètes ordinaires sont celles de « mareschal », « texheu », « mineur », « cherpentier », « bovier », « scrynier », « corbesier », « vigneron » (Eugène Buchin, Le règne d'Erard de la Marck, Imp. H. Vaillant-Carmanne, pp. 99-112, Liège, 1931).
Bibliographie
La Mutinerie des Rivageois est connue dans ses moindres détails par la chronique de Guillaume de Meef, greffier de la cité en 1531 http://www.archive.org/stream/messagerdesscien1835gand/messagerdesscien1835gand_djvu.txt http://perso.infonie.be/liege06/16seizeh.htm
http://perso.infonie.be/liege06/10dixc.htm
Eugène Buchin La révolte des rivageois H. Vaillant-Carmanne, pp. 99-112 (Liège, 1931)
Léon E. Halkin, Réforme protestante et catholique au diocèse de Liège
http://www.theologienet.nl/documenten/BaxProtestantisme%20deel%201.pdf (en néerlandais) sur l’histoire du Protestantisme (220 pages) cite abondamment Léon Halkin, un des meilleurs experts sur Erardus van der Marck, ainsi que F. Hénaux, et son Histoire du pays de Liége de 1851 et J. Daris, „l'historien ecclesiastique presque officiel du pays"
http://www.marxists.org/francais/marx/works/1850/00/fe1850.htm F. Engels La guerre des paysans en Allemagne

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